mercredi 24 février 2016

De Romy à Youn

La voix ralentit jusqu'aux confins
de l'intelligible, comme une lettre
d'amour froissée se déchiffonne
sous les larmes et la paume tremblante.

Quarante années d'amours et de pleurs
à écouter Romy en secret, à la tombée
de la nuit, comme l'alcoolique retire
la flasque de whisky de la chasse d'eau

puis Youn Sun Nah, née quand Sautet tournait,
est venue. Sans l'effacer, elle a su l'infléchir,
lui rendre le grain que le ressassement avait
fini par émousser et je me suis décidé, enfin,

à revoir Les choses de la vie et cet amour qui
se brise, sans retour possible, contre un camion
conduit par un acteur de seconde zone, entre Aragon
et Castille, inoubliable amant d'une maman poisson.


Une serviette de skaï noir

La photo est ancienne. Sur la scène
improvisée d'un étroit balcon de cité,
un prêtre de fantaisie feint de prier.

Coincée par les mains jointes, une serviette
tient lieu de viatique. Plaquée contre le torse,
elle rutile évidée, brillant un peu plus au niveau

du fermoir en métal vil plaqué de dorure écaillée.
Cette serviette a une histoire et pas précisément
celle d'un viatique de carnaval. Elle fut longtemps

un vade-mecum, celui de mon père, officier des douanes,
allant et venant en train entre Perpignan et Cerbère
où il avait sa recette. Quand il revenait chez nous,

le soir, nous guettions son arrivée, délaissant souvent
l'embrassade pour l'étreinte de la serviette. Si elle
demeurait plate, nous vaquions à d'autres occupations, 

mais si elle se gonflait de sphères infinies, nous jubilions.
C'étaient, à n'en pas douter, des oranges tardives, navels, 
navelines et sanguines, mon soleil en petit qu'à ma mère

longtemps je tins secret. Il les avait puisées, en guise 
d'échantillons, dans un wagon de bois aux confins de l'Espagne
et nourrissait, sans le vouloir, une mémoire qui à présent écrit.


mardi 16 février 2016

Estimar / Aimer

Lentament, sense pressa, no com abans,
quan seguia la cursa boja dels amics
i no parava mai, oblidant l'aspre reflex
del mirall vertader.

No. Estimar. Veritablement. Caure en el pou
fosc del son trencat, deixar entrar el silenci
i pensar en l'altra que encara no existeix,
ésser de paraules i de tendresa muda.

Apropar-me'n, a poc a poc. Deixar passar els dies,
les setmanes, els mesos, acostar-me perillosament
a la mort, ma mort. Retrobar la vida amb forma
de pell tèbia. La seva.

***

Lentement, sans hâte, pas comme avant,
quand je suivais la course folle des amis
et n'arrêtais jamais, oubliant l'âpre reflet
du miroir véritable.

Non. Aimer. Véritablement. Tomber dans le puits
obscur du demi-sommeil, laisser entrer le silence
et penser à l'autre qui encore n'existe pas,
être de paroles et de tendresse muette.

M'en rapprocher, peu à peu. Laisser passer les jours,
les semaines, les mois, approcher dangereusement
la mort, ma mort. Retrouver la vie sous la forme
d'une peau tiède. La sienne.

Un rivage

Six bandes de couleur. Pour le moins.
Peut-être un peu plus. Un Nicolas de Staël
assagi. Nulle terre. L'eau imprègne tout.

Le sable, les algues, les bois flottés ou
hardiment plantés. Si c'était la mer, on
la dirait étale. Mais c'est l'étang et

l'étang ignore le temps. Les pêcheurs sont 
partis ou ne sont pas encore arrivés. L'heure
est inhabituelle qui a rougi les yeux du

photographe. Six bandes, peut-être sept, ou neuf.
Chiffre magique. Nulle transcendance. L'attente 
est humaine, bien humaine. Un paysage ?

Assurément. Portion du territoire embrassée du
regard ou est-ce le regard que le cliché embrasse ?
Je souris, je pense à Jésus marchant sur les eaux

du lac de Tibériade et à Pierre venant à sa rencontre
avant de s'abîmer en proie au doute soudain. Que l'onde
est poissonneuse que cache la lenteur. S'il m'était donné

d'accompagner Éric, le photographe, je me ferais bien une
ligne avec un hameçon au bout et je resterais là, à ses côtés,
attendant un poisson que jamais il ne photographierait.



dimanche 14 février 2016

Litus, le rivage

à E. S.

Eric parle avec passion,
de ses yeux vifs et humides.

Circonlocution apéritive. En haut
de l'étroit escalier, gorgé de premiers

clichés, tranchants comme des rasoirs, on
attend. L'heure peut bien tourner, l'essentiel

est là, dans une poignée de rectangles sous verre.
Un village de pêcheurs abandonné. Du vent, de l'écume,

une lune qui troue l'obscurité de son halo doré. Et surtout,
comme une leçon de vie, l'insaisissable rivage, la limite

entre le sable et l'eau. Litus des Anciens. À quoi pensait
Ovide sur la Mer Noire ? Je ne sais. Ou, plutôt, Eric, qui travaille

sans filtre et est prêt à dépenser huit heures de son existence
pour un seul cliché, me l'enseigne en un rectangle de papier.

vendredi 5 février 2016

Helena la francesita

La habían bautizado con este apodo,
Girona sortia de la dictadura i el català
tardava a imposar-se o almenys se l'imagina

després de tants anys. Venia del nord, on el
seu pare construia dics de roques i formigó.
La coneixien per l'accent i les maneres.

Ella només volia jugar amb ells i integrar-se.
El mil·lenari tardava a morir. Els mestres feien
servir ordinadors groguencs que pesaven com els

primers televisors. No s'hi entenien. Helena reia
i els altres es contagiaven. Un dia ja no eren els
altres ni ella la francesita. Però això és una altra

història.

Étienne Magret

Un meuble blanc, neuf et qui sent le vernis frais,
et, derrière, une conversation qui prend corps.

le motif de la visite est une formalité bancaire,
compliquée, et qui recevra un accueil inattendu.

Très vite, un nom surgit du passé : Étienne Magret,
le grand-père d'origine catalane, professeur d'espagnol

dans le Millau des mégissiers. Je prononce son nom, fais
rouler le "R" et m'interromps brusquement sur la dentale

sèche comme le bois que coupait le père d'Étienne avant que
l'Espagne ne le jette dehors avec sa femme et ses quatorze

enfants. Un sourire naît sur le visage de la jeune femme de
l'accueil. Les souvenirs affluent mais déjà d'autres clients

arrivent. Le papier qu'elle me tend est chaud. Sous les chiffres,
je devine l'ombre d'Étienne et, intimidé, je lui souris.

mercredi 3 février 2016

Casper

à A. P.-T. et à sa famille

Un petit fantôme s'en est allé,
discrètement, au milieu d'une
belle après-midi. Ce matin encore,

il prenait le soleil à l'abri du vent.
Il s'en est allé, mais pas bien loin ;
nul besoin de photos ou d'enregistrements,

il viendra au moment le plus inattendu,
de ses maîtres unis, quêter un sourire,
la caresse d'un index, un mot tendre à

la saveur d'un gâteau au yaourt posé sur
le coin de la cheminée pendant qu'au dehors
les enfants riront et s'ébroueront.

mardi 2 février 2016

Un banc du Plateau des Poètes

Même allongé d'un jour par l'artifice
des anciens astrologues, le mois était
le plus court de l'an et les heures

coulaient insouciantes. La pluie avait 
cessé qui bordait encore l'asphalte,
nostalgique des jardiniers bedonnants.

Le banc épousait la courbe tiède
d'une présence ingravide et l'air, 
sous les feuilles, résonnait des mots 

échangés. Combien de personnes encore 
s'y assoiraient,faisant halte, avant 
la cité à boutiques, de retour de la gare ?

Il ne le savait, elle non plus, rencontre
inouïe que le matin noua et le zénith défit,
avant que tout là haut le Bien Aimé n'en rie.

El peinado de la fotografía sin rostro

Antes de ser colilla muerta y reseca
había sido pitillo incandescente.

Pero ¿Por qué diablos se le ocurrió
colarse por una fotografía en blanco

y negro, en el lugar exacto donde estaba
la cara? ¿Quién la sujetó con esas intenciones,

buenas o malas? Poco importa. Me quedo mirando
el clisé borroso y me imagino el rostro de la bella

desvanecida. Me ayuda el orillo ennegrecido. Me lo
imagino de peinado moreno y lacio, ojos grandes,

semblante apaciguado. Y por un curioso movimiento
de inversión, desaparece el entorno y me sonríe

el rostro.