samedi 26 septembre 2015

Une soirée devant la télévision

Nous étions trois : mon père, ma mère et moi.
On donnait un épisode de Petits meurtres entre amis.
Le salon était sombre et le café fumait. À mes côtés,
le livre entamé, je regardais mes parents et retrouvais

l'ambiance des cinémas de quartier dans les années soixante.
Nous étions bien et n'en disions rien. Une Dauphine, une Panhard,
la 203 de mon père à l'écran, la Facel Vega de mon grand-oncle,
nous accompagnaient comme pour nous souffler à l'oreille que si

le temps passe et vole, il revient aussi en arrière, au débotté,
sans crier gare. Je ne crois pas. Je ne crois plus mais j'ai mes
petits dieux lares qui ne demandent que peu pour apparaître et
m'accompagner plaisamment sur l'envoûtant chemin de la vie.

L'accessoire et l'essentiel

J'ai toujours aimé l'accessoire, le marginal,
le cycliste réparant son pneu crevé sur le bord
de la route, le jardin japonais sur le chapeau
de la vieille Anglaise, le lacet défait du soulier
gauche de mon professeur d'histoire. J'ai la conviction
que la vie y passe et s'y dit avec plus de justesse que dans
les scènes centrales. Plus que de ses films de cape et d'épée,
je retiens de Jean Marais sa visite inopinée au café de mon grand-père,
souriant à la petite caméra que tenait mon père. Et il m'arrive d'aller
dans les cafés feindre de travailler, de lire ou d'écrire, pour glaner
de l'accessoire toute l'essence dissimulée. Il pleut au dehors. Fort, dru,
et les clients entrent en hâte, les parapluies se serrent en jarre et chacun
dégoutte un peu de l'histoire d'une existence. Les eaux se mêlent en un miroir
qui renvoie un peu de ce que je fus en cette heure et que je dois à mes congénères.

La vieille dame et les paons

Elle tient entre les mains un petit téléphone
à l'horizontale. L'image est floue et des paons
majestueux ne demeure qu'une impression dansante.

À sa main droite, deux alliances d'or, dont l'une est
plus épaisse. La dame, sans âge, est veuve ; elle est
toute à sa tâche. Les oiseaux n'en ont cure qui grimpent

la colline. Je baisse la tête, ne gardant de son visage
qu'un sourire tendre ourlé de rose qui se fane. J'imagine.
Je l'imagine rentrant chez elle ce soir et regardant sur

le petit écran ce cliché vert d'eau, imprécis et profond,
d'une inactualité prenante. Y retrouvera-t-elle un peu du
parfum de Joseph, qui trente ans plus tôt, lui tenait le bras ?

vendredi 25 septembre 2015

Haïku du bus de Perpignan

Sourire de voiles,
picotement de silice,
la plage enfin là.

mercredi 23 septembre 2015

L'inquiétude

Il est chez Augustin une inquiétude de chaque instant.
Dieu est caché et la conscience file entre les doigts
qui ne peut se représenter que quand elle est passée.

Alors elle n'est plus et échappe à son poète. Augustin
l'inquiet, je t'aime, toi dont on dit que tu étais le seul
à pratiquer la lecture silencieuse sans jamais en proférer

les signes, comme nous. Frère de tout un chacun et, plus encore,
de toute une chacune qui se reconnaîtra. Tu as fait de l'inquiétude
un ferment et, tant de siècles plus tard, je te salue et te vénère.


Après-demain

À une amie dans la peine.

L'été ne fut pas bon, m'as-tu confié
sur le gravier sale d'un parking à l'abandon.

Tu t'apprêtais à rentrer chez lui qui naguère
était chez vous, comme si tu n'y étais plus tout

à fait. Tout à fait toi. Mais le sourire est là 
des enfants qui t'attendent, qui vous attendent,

la complicité aussi, l'admiration mutuelle qui se terre,
pour un temps, pour un temps seulement. Il est bien, je le sais,

je le sens, moi qui ne connais des hommes que ce que les vers
m'en soufflent en quelques syllabes. Demain sera dur, assurément.

Je l'ai éprouvé, mais tant de choses, petites et nobles, vous unissent.
Deux enfants, le monde entier dans quatre prunelles, sont un guide sûr.

Vous vous retrouverez autrement et qu'importent les conventions sociales
et le nom qu'elles donnent aux relations entre deux êtres, la vie demeure

et s'enrichit. Pense à sa voix chaude et à la tienne qui, tôt ou tard,
s'y superposera, quelles qu'en soient les modalités. Un autre bonheur sera.

En six, en huit, en douze : le silence (petit atelier poétique en neuf hexasyllabes, octosyllabes et alexandrins)

Ma voix a peur qui coule,
sans jamais s'arrêter,
tu regardes et te tais.

Alors délaissant le torrent
des vaines syllabes hachées,
je fais à ton silence place.

Une seule minute, et l'air qui se suspend.
Où est des mots déserts, le flot discontinu ?
Le délice est serein quand les yeux enfin parlent.

El bisbe dolent

«Érase una vez un obispo honrado».
Aquesta vegada no crec en el conte
que, vespre rere vespre, conto al nen

petit. De capellans honestos, en conec
un grapat, que donarien la pell per la salut
física -i no només moral- dels rars feligresos

que els venen a veure. Però de bisbes no en conec
gens i l'únic que se'm mostra ple d'orgull sota
la mitra rígida, s'assembla als qui preparaven

el camí a un dictador petit amb veu de falset i li 
feien cor, ben lluny d'un déu alt i prim que donava
l'amor sense de ningú rebutjar la nació ni la llengua.



Du sable bleu

Quiconque se réveille la nuit,
dans la froide pénombre, croit voir,
à ses pieds, s'étendre, une plage obscure

que ne marque aucun pas. Le sable y est bleu
de Prusse et le rivage lointain. Alors il tente
vainement de fermer les paupières et le sable,

au dedans, crisse comme lentilles en main. 
La nostalgie aussitôt le prend et sa bouche, vainement,
s'ouvre en un cri qui jamais ne sort. Nostalgie de l'été,

qui dore la peau des belles d'un soleil permanent, le long
des rives d'un canal à l'onde lourde et lente ou dans le golfe
calme que fixent des voiles blanches qui jamais ne s'affalent.

mardi 22 septembre 2015

Le petit camion de Chambourcy

à Hadrien

Pour toi c'est une ville magique où,
d'étage en étage, on passe de magasins
de jouets en boutiques de jeux vidéo.

Pour moi c'était un pays sans frontière,
éternellement blanc. Pas de neige, oh non,
mais de la crème, du lait et des laitages.

Maman -ta mamie-, ouvrait la porte et les cubes
blancs nous régalaient. La soupe épaisse, le jaune
d'œuf crevé sur les coquillettes fermes étaient

déjà loin. Nous criions «Chambourcy, oh oui, oh oui»
avant de quitter la table en riant, avec les étranges
moustaches des habitants de cette curieuse ville.

Un camion m'est tombé dans les mains, sur les allées
Paul Riquet, porteur de mes rêves d'enfant que tu feras 
rouler bientôt, tout près de la vraie Chambourcy.



Un journal de Gide

à S. R.

Le carton s'effiloche et se gonfle,
la couverture de plastique n'est plus.

Le Journal de Gide crie son silence sur
le formica blanc qui borde les Allées,

entre une grammaire espagnole et un roman
pour enfants ; la Pléiade a délaissé les

rayonnages distingués où s'ennuient ses
congénères. À qui a-t-il appartenu ce journal

finiséculaire ? Qui l'a tenu entre ses doigts
jusqu'à en peler le cuir fin. Journal d'un soir

pour moi, d'une vie pour celle ou celui que la mort
où le vol déposséda, je me prosterne et flaire les

reliefs passés de tes sueurs anciennes. Mon Dieu est 
bien de ce monde, nulle ferraille à un bois ne le cloua.

Il passe de main en main, se reproduit de bouche à
oreille, portant un peu de l'inénarrable humanité que

le texte ne dira jamais mais qu'il manifeste aux yeux
de tous. «Ecce liber. Homo vester sum». Que s'envolent

les mitres comme celle de l'infâme Cañizares, c'est tête nue
que je quitte les allées, laissant le Journal à un acheteur

anonyme qui en prolongera l'usure douce, mêlant sa sueur 
à celle du lecteur originel qui tressaillit en l'achetant.



jeudi 17 septembre 2015

Un stabile et un mobile

Calder les avait faits, puis il s'en était allé
vers des terres lointaines, par delà l'océan,
laissant ses sculptures au gel de décembre et
à la brûlure de juillet.

L'un était un stabile vif qui figurait l'avion
déchu d'un pilote-romancier, l'autre jouait les
équilibristes dans un jardin du roi. Entre eux 
deux, une langue commune et une mer tempétueuse.

Si de Turin, tu ne m'en avais ce soir parlé, du coq
à l'âne, il serait demeuré fiché dans la mémoire
incertaine de mes années collégiennes. Et le yang
de métal jamais n'aurait connu son yin de couleur.




Mathurin

à  M. O.-E.

Je fus son mentor, je l'ai oublié.
Les années passant, il devient mon guide.
Sans le savoir. Quelques mots échangés,
d'un continent à un autre, rarement mais
constamment.

Sous l'escalier, posé contre le mur aveugle,
pelé par les ans, se tient le bâton de pluie
qu'il me confectionna et avec lequel ont joué
chacun de mes six enfants, émerveillés

par la pluie de fantaisie qui s'y égrenait.
Le jour de son doctorat il reçut une autre
pluie, de billets celle-là, des mains prodigues
d'une déesse plantureuse.

De lui je connais peu. Je devine la souffrance
latente, le sourire aussi, qu'il réserve aux
enfants, de toute couleur et de toute latitude.
Un guide, vous dis-je, qui ne le savait même pas...

mercredi 9 septembre 2015

Une conteuse

à C. V.

Les enfants peuvent bien attendre.
La nuit est là, impérieuse. Le drap 
de lin, épais, odorant, brodé de lignes
d'or, commande.

Le soleil bientôt t'envahira. Tu quitteras
alors la sombre frondaison des terres pour
le turquoise de la crique. Et les mots
viendront, sang artériel qui pulse.

Les mots oubliés des histoires anciennes,
que le sommeil neuf réorganisera. Et au matin,
encore toute engourdie du somme entrecoupé,
tu te mettras à la table de bois lourd

et pour ces enfants qui avaient attendu, tu écriras
l'histoire de la peur et du désir, des rires étouffés
et des larmes amères. La vie, la simple vie que toi seule
savait enluminer.

Bleu de nuit

Le tube est dur que la main
a torturé. Le bouchon de côté,
un peu de poudre durcie s'en est
allée.

Noire. Noire fard de la tragédienne
que la larme ravivera. Odeur entêtante.
Je me penche. L'odeur est forte mais
la couleur 

n'est pas l'imaginée. Indigo ? Non. Plus
foncée : bleu nuit. Bleu du drap froissé
quand, à trois heures, l'aiguille se détache
et, perçant ton sommeil,

te laisse éveillée, comme moi, au même instant.
Si loin, si près. Si loin de toi, si près de moi.
L'eau calme se brouille sous le fracas des express
qui la longent.

Tu hésites. Cassant le livre à la couverture foncée,
tu es éblouie par la double page blanche. Il n'est pas
coupé. Nul couteau ou coupe-papier dans l'immédiat.
Il te faudrait

descendre, ouvrir le tiroir glacé. Le livre aurait alors
perdu son attrait neuf. Aussi tu le reposes et portes la
main à ta bouche. La main gauche, la main du cœur. 
Tu la respires longuement.

Elle sent la gouache que loin, si loin, j'avais cru déboucher,
et dont, peintresse d'une nuit, tu avais voulu peindre mon sommeil,
afin de nourrir, dans l'inconscience des cils clos, de toi le rêve
énamouré.

samedi 5 septembre 2015

Les doigts gourds

Les doigts s'engourdissent lentement
sur la feuille. Ils se crispent sur
le stylo bleu. L'enfant apprend à écrire.

Et si cette queue de cerise, on la dessinait
à l'endroit ?, dit la maîtresse. Ses yeux

jouent à cache-cache avec le bord des lunettes
qui glissent irrémédiablement. Il pose le stylo

et regarde ses doigts. Deux marques rouges s'y
inscrivent qu'il ne sait déchiffrer mais déjà

la cour l'appelle et pour la fête à jouets - la
maîtresse l'assure - il saura même lire. Mazette !

vendredi 4 septembre 2015

Péniches

Le long cours leur est interdit,
elles voguent lentement entre
les berges étroites.

Pataudes, engoncées. Le fil de l'eau
ne les allège et la remonte est si pénible.
Plus de haleurs. Le chemin s'est fait sable

et les enfants y jouent. Certaines deviennent
restaurants, buvettes ou dancings. Amarrées à
jamais ou ennuyeusement circonscrites.

Pourtant, depuis des décennies, elles me captivent
et je retiens avec peine l'impulsion insensée qui,
un jour, m'y fera voyager. Sans crainte du passé.

Une étrange amitié

Une amitié qui ne dit pas son nom
puis disparaît, avalée par les jours
comme le sable avide boit le pas du
promeneur.

Une amitié ciselée, délicate, et qui
me tient, tout autant que je tiens à elle,
sans hâte, avec confiance. Riche des mots
qui seront

et, pour l'instant attendent, germes petits
sous la glaise froide de septembre. Étrange.
Étrange et captivante. Sans hâte.
Avec confiance.

«Sobren»

M'incomoda el mot.
En plural o en singular.

Res no sobra, ni tan sols
les meves paraules. Vanes.

Un dia se n'hauran anat i ben pocs
se'n recordaran. Però els meus fills

se les emportaran. Un temps. Per guiar-se
pels passadissos del temps. No, res no sobra.

Ni tan sols els enemics, ni tan sols el patiment.
En canvi, falta tant. Tantes coses. Per a tanta gent.

Archéologie verticale

"PARIS ST LAZARE". Lettres rouges
sur fond blanc grisé par les ans.

La pierre perce et la rubrique tient
mal. Voyages d'autrefois où l'on allait

aux bains de mers. À mes côtés, des nuques,
souvent finement câblées de silence grésillant

et d'abstraction. D'autres inscriptions lui succèdent.
"Grèves. Travailleurs". Années soixante-dix du siècle

dernier ? Sartre sur son bidon à Billancourt. "Bienvenue
au Zoo". Mon esprit s'évade et bute sur une reprise de la

première inscription. Ripolinée de frais mais avec les mêmes
caractères. Le train freine brusquement. Terminus. La ville

avale ses voyageurs d'un jour. Quand ils seront revenus dans
leurs lointaines banlieues, je serai dans le sud, pas si loin.