dimanche 31 mai 2020

Sambuque et sureau

Sambucus, sambucus,
à l'ombre d'un sureau,
le joueur de sambuque

oublie les heures réglées
et fait de ses mille cordes
le tremplin de rêves alanguis,

au soleil turquoise du sud plat
d'une île amie où la lumière est
harpe et la mer caisse claire.



Sambucus nigra

Saüc, saüquer, fruites
negres com uns ulls vius.
Sang de tinta que enverina

els dits i embriaga l'estoig.
Deixaràs l'arbust espés i ja
prepararàs la memòria del camp.

Saüc, saüquer, ocurrència tèbia
d'una escriptora al vespre, blanca
la pàgina àvida de negror.

***

Sureau, joli sureau, fruits
noirs comme des yeux vifs.
Sang d'encre qui empoisonne

les doigts et enivre le plumier.
Tu laisseras l'arbuste touffu et déjà
tu prépareras la mémoire de la campagne.

Sureau, joli sureau, tiède idée
d'une écrivaine le soir, blanche
page avide de noirceur.

Deux poèmes de Roser Blàzquez Gómez

Roser Blàzquez Gómez est une romancière catalane aux débuts prometteurs -La volada del Pinsà, Bellaterra: 2019-. La poésie est l'un de ses jardins secrets. J'ai eu la chance de traduire deux de ses compositions brèves.



Peau à peau

                         (à la pleine lune d'août)

Quant ta lumière se fait caresse,
je reste nue devant toi.
Et dans l'étreinte complice
une larme d'argent.
Peau à peau,
notre solitude est lumineuse.



Au tilleul

                        (à l'arbre qui me manque et que j'aime)

Enlacée par le cœur à tes branches robustes,
je supporte vents, sécheresses et gelées,
avec l'unique espoir, résignée,
de renaître, encore un an, à ton ombre.

samedi 30 mai 2020

Comme un volet de marine

Comme un volet de marine,
en bois de chêne, gonflé
d'iode et de sel, le quai

aux livres s'est refermé
à l'approche du soir, et
le vent glacé siffle entre

le parapet et l'eau noire.
Au loin, frissonne Notre 
Dame déflêchée. En retard,

encore emmitouflé par la loi,
le printemps ne régale pas
la bienveillance attendue

et les livres, sombrement,
tremblent de leurs pages
moisies, en attendant l'été.

Khamsa

Une main de fatma,
délicate, simple
et ciselée.

La nacre est en son 
cœur, sans œil mauvais
ou bon. Tranchant sur 

le velours bleu,
son royaume, elle 
gouverne à une armée

de maillons graciles,
souples et taiseux,
tout disposés, jour

et nuit, à veiller sur
une enfant petite. Tafust,
Khamsa, cinq est la main.



vendredi 29 mai 2020

Un vol d'oiseau

Un vol d'oiseau sur le papier.
Invisible. Glissant entre les
mots d'un article serré,

perdu au cœur du grand journal
du soir. Son lecteur s'est assis
dans un square, profitant d'une

pause opportune. Il somnole,
étranger à ces taches noires
sur fond blanc qui dessinent

un oiseau à mille lieues de ces
caractères enchaînés. Le lecteur
porte chapeau et veston.

Il ne sourit pas, tout aux affaires
de la nouvelle décennie, ignorant de
la vie qui, dans le midi, papillonne.

Écrire et crier

La plume glisse et crisse,
comme un cri silencieux.
Odeur fade de l'encre,
mon index est souillé.

Je le porte à la bouche
et grimaçant m'écrie.
Que violette est la grotte
qui n'ose plus crier.

Il y a longtemps déjà,
la plume me blessait
et mon sang se mêlait
à l'encre bleue du soir.

La plume m'a quitté
et l'encre bleue est sèche
mais mon cœur se souvient
qui la saisit et crie.

Prendre le temps

Le temps m'avait abandonné,
refermant sa porte aux sourires
et aux pas. Des fenêtres s'étaient

ouvertes, dans la chaleur des voix
et des visages, mais l'essentiel
manquait. La marche lente, attentive,

le gravier sous la semelle, et les herbes
folles caressant le mollet. J'ai réappris
à marcher, une heure par jour, en devisant

avec la lune en plein jour. Le retour était
fourmillement, aussitôt couché sur le papier.
Alors j'ai décidé de prendre le temps, sans

nulle attention pour les frontières commodes
du jour ou de la nuit, et j'ai fait la planche,
yeux clos, dans une piscine bleu de France.

Le deuil des cerises

Je n'ai pas voulu acheter de cerises.
Pas encore. Pas pour le moment.

Ni les acheter, ni les chaparder sur
le bord du chemin, comme nous aimions

le faire, Hadrien et moi. Les cerises,
dans mon souvenir, déclinent, sous les
doigts, la palette des rouges, depuis

la tendre enfance jusqu'à la bauxite 
du couchant. Mon regard, à présent,

diffère le moment de les ravir, puis
de les croquer, yeux clos, en prenant

garde à ne pas avaler le noyau qui assure
la perpétuation de l'espèce. Ravissement.

Un château de cartes

Je dors peu, je suis gardien de nuit.
Mes murs ne sont pas de brique rouge,
ombreuse et épaisse, mais de bristol

brillant. Je veille sur un château de
cartes, sans figure ni chiffre, écrit
à la main, en lettres serrées et bleues.

Je veille sur des mots, de simples mots,
des mots uniques, clairs et emportés,
des mots aussi forts qu'un profil qui

taille la route ou qu'un étendard blanc
claquant au vent de mai finissant. Je suis
gardien de nuits, plus belles que des jours.


jeudi 28 mai 2020

Els quaderns de la mare / Les cahiers de ma mère

Els quaderns de la mare
no conten fets ni receptes,
però els escriu amb paciència,

dia rere dia, des del matí clar
fins a la nit més fosca. Callada,
concentrada, amb la lupa a la mà.

Els mots s'hi creuen, amaguen,
desvelen, sota el seu llapis
agut. Memòria de la llengua i

de la nostra societat. Límpida
intel·ligència del somriure
matern que tanca el quadern.

***

Les cahiers de ma mère
ne racontent pas de faits ni de recettes
mais elle les écrit patiemment,

jour après jour, du matin clair
jusqu'à la nuit la plus noire. Silencieuse,
concentrée, la loupe à la main.

Les mots s'y croisent, s'y cachent et
s'y dévoilent, sous son crayon
aigu. Mémoire de la langue et

de notre société. Limpide
intelligence du sourire
maternel qui referme le cahier.

L'Hortus

À F.

On dit qu'il était autrefois
un abri de fortune pour l'homme
préhistorique.

Chez moi, à cent kilomètres de
son berceau, il se couche parmi
d'autres flacons, à l'abri d'une

cabane en carton. Verre lisse et
tiède, étiquette de vélin blanc,
le vin attend patiemment

la réunion sabbatique. Bien loin
du tonitruant Champagne, il clignera
de l'œil à la caviste enjouée,

de Teyran ou d'Alès, qui m'en a fait
présent et à deux, quatre ou huit
amis qui me feront compagnie.

Herbes folles

Cadenassées les portes,
les édifices noircissent
et les parcs s'ennuient.

En apparence. Selon les 
vieux critères. En silence,
la nature exulte.

Autrefois tracées au cordeau,
les allées se laissent déborder
et les herbes folles, légères,

se peignent au vent de mai
finissant. Les rudérales qui,
naguère, portaient la voix

de la nature, entre les pierres
d'homme mal jointoyées, paraissent
soudain rabougries, insignifiantes.

Bientôt, la faux des cantonniers
y mettra bon ordre et la vie,
en apparence, reprendra. Comme

avant, comme il y a peu. Mais dans
mon âme, les herbes folles danseront
sous le vent de juillet.

Un petit-déjeuner

Et la lune a disparu,
au petit matin, noyée
dans un ciel laiteux

et froid. Tintement de
cuillère contre la dure
faïence de la voûte

céleste. Un nuage de thé,
souvenir de la nuit, et 
le jour peut commencer.

mercredi 27 mai 2020

Jamais deux sans trois

Une marelle du soir,
de la terre à la lune.

À cloche-pied, sans
palet. Et un, et deux,
et trois. L'astre atteint,

les yeux commencent à se
fermer. Et que vive la nuit
et ses paupières demi-lune.

Poussière d'étoiles en guise de 
maquillage, marchand de sable.

Tombée du soir

J'aime le soir qui tombe tout à coup,
la lumière de la pièce qui boit et
efface la fenêtre derrière les rideaux

de percale et cette subite envie de
passer la porte et d'épouser la fraîcheur
soudaine de la nuit. Silence trompeur qui,

bien vite, cède le pas à de menus bruits.
Une vie neuve se lève et croît sous les
pointes fécondes de la lune en croissant.

Un croissant de fin de mois

Comme un drapeau claquant au couchant,
la lune encroissantée. Deux pointes,
un sourire de guingois et c'est la nuit

qui amorce sa fête. Peu la voient, Dame
la Lune, mais les nuques qui se tordent,
en cachette, saluent l'astre du soir.

Les volets sont tirés, les habitants se
sont repliés, la nature s'éveille
autrement et pour qui tend l'oreille,

les commissures des lèvres, enjouées,
redessinent le visage de la lune,
unique, à la toute fin du mois de mai.



mardi 26 mai 2020

Un oncle et son neveu

Quand tu es né, Jérôme,
Alain allait avoir l'âge
que tu avais encore

avant-hier. Un jour vous
sépare, car les ans, à
présent, ne comptent plus.

Gémellité des signes du
ciel et unité de vos deux
caractères. Enjoués, forts,

souples, avec une immense
conscience d'appartenir à
notre monde et de devoir

y jouer votre rôle. Toujours
avec le sourire, même en ces
mois où une bande de tissu

ne parvient jamais à les
effacer. Que la vie vous soit
longue et douce, à tous deux.

samedi 23 mai 2020

Inoubliable

Quelques mots griffonnés
en espagnol, au dos d'une
carte postale de Grenade.

Le correspondant, oublieux
des conventions de la langue,
se dit inoubliable à mes

grands parents. Pedro Pérez
disparaît en traçant son nom.
Cent ans plus tard, il ressort

avant de rejoindre l'obscure
tiédeur d'un tiroir odorant,
à Perpignan, l'inoubliable.

On la dit

On la dit si fidèle, la plus fidèle,
ma ville, avec sa citadelle rouge
et ses promenades vertes, la chaleur

accablante de mai et la liqueur sucrée
des cerises craquantes, débordant de 
la bouche au dîner. Son marbre des

Pyrénées, rose et veiné, les courbes
en bronze de Maillol et l'amour en tout,
lieu, sur deux ou trois vers de Trenet.

Nostalgie de la terre

Sous le chant des oiseaux,
dans le matin frais et calme,
le béton s'abolit et le goudron

se craquelle. Je revois les vignes
de l'adolescence, à un jet de caillou.
Les courses infatigables dans la terre

meuble, entre les ceps, pour éprouver
les chevilles et les renforcer. Rugby
toujours présent, dans le cartable ou

les songes de printemps. Au retour,
dans les yeux, mon nord magnétique :
le Canigou et ses blancheurs dégradées.

Unes velles postals / De vieilles cartes postales

M'estan esperant al bufet, quietes,
lligades amb una goma. Dos paquets
bessons. Minuciosament classificades.

Arbres, ponts de ferro. Trànsit magre,
aturat pel fotògraf. Silenci sense
cares. I al dors, l'adreça dels avis

i unes poques paraules. De calor o
agraïment. Les llengües es barregen
i s'esposen. Els meus ulls les animen.

***

Elles m'attendent sur le buffet, tranquilles,
ficelées avec un élastique. Deux paquets
jumeaux, minutieusement classées.

Arbres, ponts de fer. Maigre circulation,
arrêtée par le photographe. Silence sans
visage. Et au dos, l'adresse de mes grands-parents

et de rares mots. Chaleureux ou de
remerciement. Les langues se mêlent
et s'épousent. Mes yeux les animent.


vendredi 22 mai 2020

Un sonnet pour Valentine

Vingt-deux printemps, ni trop ni pas assez. 
Un joli chiffre rond qui tombe un vendredi 
le soleil brille enfin, on est déconfiné 
et je crois que demain, tu verras ta mamie. 

Ta mère aime la lune et tu es son soleil, 
tu aimes les enfants qui me parlent de toi. 
Aux yeux de ta maman, tu es la sans-pareille 
et, à côté de toi, tes petits frères rois. 

Que mai est donc joli qui te sourit sans frein. 
Les jours s'allongent bien, tu roules découverte, 
emmenant à la plage le sourire des tiens. 

Et dans la mer si bleue, tu vois les coquillages 
qu'ignorent tous les autres mais que tu sais choyer. 
Souffle donc tes bougies, pour célébrer ton âge.



mercredi 20 mai 2020

Une petite chienne

On le tient pour un morceau de bravoure,
propre à juger des artistes à talent.
«Le petit chat est mort», dans la bouche

d'Agnès, ne m'a jamais ému, pas même
dans celle, troublante et déjantée, d'Adjani.
Mais qu'une amie m'annonce la mort de

sa petite chienne, que je ne connaissais pas
davantage, me bouleverse, tant elle est porteuse
de jours et de semaines d'absence et de douleur.

D'un côté, un excursus brillant et vide, les pages
refermées ; de l'autre, un livre ouvert, béant, et
dont les pages éplorées ne cessent de tourner.

Es garrover / Le caroubier

Es garrover riu i plora al sol.
Un arc de Sant Martí de verdor.
Amb ses garroves com llàgrimes

de goig. Viu. Abaix, reposada,
sa font, enamorada de s'arbre
reial, púdica, verdeja.

***

Le caroubier rit et pleure au soleil.
Un arc-en-ciel de verdeur.
Avec ses caroubes comme des larmes

de joie. Vive. En bas, tranquille,
la fontaine, énamourée de l'arbre
royal, pudique, verdoie.

By courtesy of Joan Bagur Garrido


La terra engrunadissa / La terre émiettée

Un dels plaers del retorn a la vida
ha sigut el retrobament de la terra

engrunadissa, aquesta, tan clara,
que se'ns esmicola entre els dits

quan l'acariciem. Terra resseca, esperant
l'aigua salvadora de la regadera de llauna.

Terra dura on caminem pausadament, sense
por ni angúnia i on descansarem un dia

***

L'un des plaisirs du retour à la vie
a été de retrouver la terre qui

s'émiette, celle, si claire,
qui se défait entre nos doigts

quand nous la caressons. Terre très sèche, attendant
l'eau salvatrice de l'arrosoir en fer blanc.

Terre dure où nous marchons posément, sans
peur ni angoisse et où nous reposerons un jour.

Feutres

Où est-donc passé le poil de lapin,
dont on les faisait autrefois ?

Les feutres de maintenant s'effilent
en nylon et s'imbibent d'une couleur

qui part à l'eau. On m'assure que la
pointe se bloque quand les enfants

s'avisent de peser dessus. Il n'en est
rien et c'est tant mieux. Alors je les

change à l'unité, gardant sous le coude
plusieurs de ces étuis en carton.

Et de l'éventail primitif qui est un arc
en ciel, j'appauvris le spectre et il ne 

reste plus que les couleurs délaissées,
dont aucun enfant n'a jamais voulu et

avec lesquelles je vous écris ces quelques
maigres mots, quotidiens et chaleureux.

Blanches pivoines

De blanches pivoines envasées
et l'épaisse grille s'abolit.

Tranchant sur le vert obscur
et sauvage de leurs feuilles,

elles épanouissent leur pâleur
en un camaïeu de couleurs. Qui

a dit que le blanc, du deuil,
était la non-couleur, cauchemar

des lavandières et, plus tard,
des vaporeuses blanchisseuses ?

Jouant de la lumière rare, elles
déclinent savamment la vie. Et

qu'importe qu'au soir elles soient
fanées, la minute présente les exalte.



Les rêves évaporés

Que reste-t-il des moments brefs 
et délicieux, à la tombée du soir, 
quand l'air fraîchit sur Llívia

ou que la tiédeur berce encore 
les barques du couchant à Mahon ?
De la douceur et l'alcool sucré

du Pacharán ou âpre et fleuri du
gin Xoriguer. Le bruit léger des
conversations en trois langues,

le regard qui fond dans l'obscur
et les mains qui se frôlent. Bien
sûr, les rêves se sont évaporés dans

l'Europe confinée puis, frileusement,
déconfinée. Les sourires se suspendent
derrière les petits masques en papier

mais les yeux pétillent, avides de ces
moments d'absolue innécessité qui sont
le sel de la vie et le ferment de mes vers.

mardi 19 mai 2020

Ils avaient enrubanné

Je les ai aperçus qui traversaient la rue
pour rejoindre les Allées. Ils ne m'ont pas
vu. Masqués tous deux du même tissu tendu,

épaule contre épaule, les mains se serrant
fort, leurs yeux, sombres et brillants,
mangeaient le monde avec superbe,

sans précipitation. Loin de la mascarade et
de la sociale distanciation, ils avaient
enrubanné leur amour de gaze légère et marchaient

sans voir les bancs évaporés ni les regards
fuyants. Un instant, j'ai cru reconnaître
deux amoureux enfiévrés de la finale de 72.

Laisse-moi

Laisse-moi m'enivrer,
jouer à cloche pied,
et m'inventer un monde
qui jamais ne me gronde.

Une cour idyllique
sans prince ni valets
où rien ne mord ni pique,
sans mots, tout en vallée.

un constant bal masqué
où les visages pleurent,
sans que jamais ne meure
le rire alambiqué.

Laisse-moi m'imbiber
de la sueur divine
qui jamais ne s'avine
au seuil de mes pensées.

L'eau n'a pas de langue

L'eau n'a pas de langue,
qui lèche les pieds et
mord les chevilles.

Sensation de froid subit,
qui anesthésie et replie.
Le baigneur inopiné

s'assied sur le rivage,
entre sable humide et
croûte pâle. Sans mot,

il joue aux osselets avec
les coquillages brisées
et leur promesse d'arène.

Là encore, l'eau n'a pas 
de langue, elle est cette
langue qui ravit et entraîne

vers les profondeurs où le
sable est bleu et sans nulle
température, froide ou chaude.

L'eau n'a pas de langue,
mais le baigneur oui, qui se
lève pour s'en aller écrire

dimanche 17 mai 2020

Sinus

J'aime les mots qui disent l'ineffable
ou l'instant révolu. À l'heure où les
plis des masques s'effacent délibérément

pour laisser glisser le virus aventureux,
je songe au sinus des anciens. Pas à cette
cavité dont nous prenons soudain conscience

dans la maladie, mais aux plis de la voile
latine qui disparaissent en se gonflant sous
le vent. Que sont les siècles pour les airs ?



Discursus

On me dit spécialiste de la langue,
des langues, ou du langage qui bruisse 
dans chacune. Je ne m'attache qu'au

discours, à cette parole unique et
cependant familiale et familière de
chacun, avec son gras et ses silences

brusques, sa phonétique approximative
et sa graphie hésitante. Tel "h" aspiré
qui disparaît ou telle vibrante redoublée

soudainement simplifiée et grasseyée dans
la bouche de ma mère, à qui je dois ce goût
immodéré pour le discours, par delà les langues.


Griffer la chair tendre du matin

sur un vers de Garfias

Nos pas me manquent, sous la pluie,
quand l'averse effaçait les traces
et gonflait nos souliers.

Et cependant, dans ma mémoire, nos pas
griffent la chair tendre du matin
et l'incisent, comme la gangue amère

d'une noix, ouvrant au fruit délicieux.
Que ronde est la terre à deux et qu'il
est doux de la circonscrire légèrement,

inconscients, tout aux fleurs ou aux
gouttes froides d'un automne impétueux
qui noie pour ne pas se laisser griffer.

samedi 16 mai 2020

Boutons d'or / Ranuncles arrossegats

Sable ou poudre précieuse ?
Le bouton d'or est gras sous
les doigts qui le pincent

et s'en enivrent. J'ai sept 
ans et j'apprends le monde
dans les pages du Larousse

des Débutants et les rumeurs
des adultes. Si le beurre est
si jaune, c'est qu'au printemps,

les bêtes en transhumance se gavent
de boutons d'or des prés. Penché
sur mon bol d'Ovomaltine, lentement,

je tartine ma tranche d'une épaisse
couche de beurre bien pâle à mes yeux.
Vile poudre ou sable précieux ?

***


Sorra o polsim preciós?
El ranuncle arrossegat és gras sota
els dits que el pessiguen

i se n'emborratxen. Tinc
set anys i m'aprenc el món
a les pàgines del diccionari
Larousse infantil i els rumors
dels adults. Si la mantega de llet
és tan groga, és que a la primavera

el bestiar transhumant s'afarta
de ranuncles arrossegats. Inclinat
sobre el bol de Cola Cao, a poc a poc,

unto la meva llesca amb una espessa
capa de mantega molt pàl·lid als meus ulls.
Vil polsim o arena preciosa?



Vol sense moure's / Vol sans bouger

a E. F.

L'Enric llegeix i les paraules
s'enlairen. Ritme pur de la dicció
desconfinada, per uns pocs minuts,

al balcó. Rere la seva mirada aguda,
llegida, endevinem tot un cel clar
de mots i silencis. Un mes de març

congelat entre les pàgines d'un llibre
i que torna a viure per un minut, deu,
cent, mil. Miracle de la tecnologia.

***

Enric lit et les paroles
s'envolent. Rythme pur de la diction
déconfinée, pour quelques minutes,

sur son balcon. Derrière son regard vif,
cultivé, nous devinons tout un ciel clair
de mots et de silences. Un mois de mars

congelé entre les pages d'un livre
et qui revient à la vie pour une minute, dix,
cent, mille. Miracle de la technologie.

Mots fléchés

À ma mère

J'aime les mots fléchés,
humble modalité des mots
croisés de ma mère.

J'en ai plusieurs cahiers
qui comptent bien des années,
d'une difficulté fort moyenne,

transparente à ses yeux bienveillants.
Je souris quand je résous un mot et
que les autres s'ouvrent sous mes yeux

ébahis, en cascade. Mais ce que je préfère,
ce sont les cahiers déjà anciens, où je
trouve des définitions surannées d'objets

alors inouïs et tombés depuis dans le banal
quotidien d'un consumérisme forcené. Laborieux,
obstiné, je les écris en capitales, comme l'on

tire un fil précieux d'une pelote ébouriffée.
Je me laisse alors emporter par ce mot, referme
le cahier et me mets à écrire, tout renouvelé.

Détails et blessures

J'aime dans le détail
et les blessures du
quotidien. Un ongle

cassé. Des yeux lourds
au réveil, des cheveux
en bataille, une voix

qui se brise, d'avoir
trop parlé, ou pas assez,
de s'être échauffée ou,

au contraire, rouillée.
Un accent, une lenteur
constante ou un torrent

saugrenu. Des yeux qui
s'arrêtent soudain pour
se poser sur la fugace

fumée de la tasse, et s'y
assoupir en m'oubliant.
J'aime dans le détail.

Verd / Vert

De petit, no m'agradava el verd,
de cap manera. Frisava pel vermell
i el groc que m'oferien el batec

de la vida. Ara, confinat als afores,
trobo a faltar el verd de les fulles
i de l'herba tendra de maig. Recer de

tota una vida en petit, sabor incansable
de saba lleugera i d'aromes indefinibles.
Verd paradís de la tardor de la vida.

*** 

Petit, je n'aimais pas le vert, en aucune 
façon. Je ne voulais que le rouge et le 
jaune qui m'offraient le battement

de la vie. À présent, confiné en banlieue,
le vert me manque, celui des feuilles
et de l'herbe tendre de mai. Abri de

toute une vie en petit, infatigable saveur
de sève légère et d'arômes indéfinissables.
Vert paradis de l'automne de ma vie.

Verd paradís / Vert paradis

Al Lluc Bonet

No para de ploure.
«Les flors han quallat»,
em diu un amic car.

Ja li veig els sols
rodons de groc tendre,
a l'hivern quan em rep

a ca seva. Cafè calent,
un bocinet de torró i
converses cultes.

Per passar els mesos que
me'n separen, m'he guardat
a la nevera dues aranges.

I quan m'abandona l'esperança,
obro el calaix glaçat i me les
miro com a símbol del món etern.

***

Il ne cesse de pleuvoir.
«Les fleurs s'annoncent bien»,
me dit un ami cher.

Je vois ses soleils
ronds au jaune tendre,
en hiver, quand il me reçoit

chez lui. Café chaud,
un petit morceau de touron et
conversations cultivées.

Pour passer les mois qui
m'en séparent, j'ai gardé
au réfrigérateur deux pamplemousses.

Et quand l'espoir m'abandonne,
j'ouvre le tiroir glacé et je les

regarde comme un symbole du monde éternel.



vendredi 15 mai 2020

Un poisson bleu

Comme de fantaisie, sorti des pages
jaunies d'une vieille anthologie,
un poisson bleu joue de ses reflets

gras, ondoyant dans la main qui s'essaie
à le retenir, loin des côtes américaines.
Exil en cascade. Du poète, de son œuvre

publiée loin, publiée tard, d'une photocopie
oubliée dans un tiroir et qui revit sous la
lumière aveuglante d'un scanner, avant de

s'émietter entre les mailles d'un logiciel
de reconnaissance de texte. Le poisson quitte
sa grotte et le voilà qui joue avec son frère

à la couleur opposite, tout amour et toute
intimité. Les miettes sous les yeux, jouant de 
mon clavier c'est l'âme d'un poète que j'entends.

Une harangue

La traduction, parfois,
a besoin de suspendre
son cours et son rythme

pour se laisser gagner par
le discours de l'autre et,
paisiblement, s'y modeler.

En octosyllabes de romance,
martialement cadencés, comme
autant de canons dont l'écho

rond rythme les jours, Garfias
loge l'humanité dans ses recoins.
Si le nous associe et dissimule,

jouant de symétrie avec les autres
personnes du verbe, la ville autrefois
franche s'incarne dans sa terre exaltée.


jeudi 14 mai 2020

Florence

Elle est celle qui est
et qui ne fut presque pas,
la présence qui me tient 

chaud, l'hiver,au creux de 
ma poche. Petite brune, aux 
yeux de jais comme deux billes.

L'éternelle confinée, sans rire
ni course folle, et qui, chaque jour, 
revit un peu dans mon encre florentine.

mercredi 13 mai 2020

Cariñito

Me has robado el corazón
entre verano y otoño, y,
desde entonces, camino por

las calles vacías, desalmado,
descorazonado, con la mirada
puesta en cada esquina, como si 

ésta diera a una alameda apacible
dibujada por tus palabras precisas
como cinceladas al filo de la noche.

Me has robado el corazón
entre mar y océano, y,
desde entonces, navega mi pluma.

MOTIFS

[Dimanche : les cloches...]

Dimanche : les cloches
éclatent sur la place.

L'air s'emplit de rythmes candides

Et la fiancée secoue ma tristesse
sur le champ

La montagne médite
L'étoile carillonne
L'arbre sourit

Pedro Garfias, trad. Michel Bourret Guasteví