lundi 17 août 2015

Deux petites pantoufles

Mon petit s'en est allé cette nuit, là où la Seine ondoie,
et je reste là, hébété. Bien sûr, nous nous verrons souvent,
presque aussi souvent que lorsqu'il vivait ici mais l'impression

est là, mortifère et stérile. Un appel à ma mère m'a apporté un baume
inattendu. Elle m'a rappelé la première fois où j'ai quitté le hlm pour
la lointaine Paris. J'étais envoyé par mon école, plus fier que si l'on

m'avait ouvert un bar-tabac. Je n'ai pas pensé à ma mère, sur le coup
du moins. Elle, de retour dans le petit appartement, a pleuré amèrement
devant mes deux petites pantoufles désertées au pied du lit.

Elle ne m'en a jamais rien dit et aujourd'hui, quarante-cinq années plus
tard, elle me le glisse, comme on serre la main d'un ami égaré. Les larmes
s'en sont allées et à leur place j'ai calqué mon sourire sur celui de ma mère.

samedi 15 août 2015

Poussière de mots

Le vent d'ouest qui grise les yeux et amollit les peaux
m'a apporté deux mots d'une civilisation ancestrale à la langue
longtemps inconnue : «quilla» et «chask'a». 

La lune et les étoiles en quechua et je me suis surpris à les manier
en bouche et en esprit. Avec la lune j'ai joué aux quilles aveyronnaises,
à cloche-pied. Quant aux étoiles, je les ai animées de claquements de langue

comme pop-corn en poêle sous les yeux ébahis de l'enfant régalé. Les siècles
et les lieues ne sont rien face à l'infime immensité de la voie lactée glaciale
mais qui réchauffe nos yeux avides. Au Pérou ou dans une ville de Méditerranée.

Pells / Peaux

Pell freda del mirall que acarona l'esguard
i que l'amant guarda a la butxaca, tèbia i digital.

Pell roent de la nit de dolor. Encesa, vermella,
que treu la son i rebutja el mirall, ja aliè.

Cares de la moneda. Dues, cinc, mil. Interfícies
valuoses i casuals que ens situen al món, semblants

i distints. Manuscrit finíssim que ens escriu íntims
sota les paraules de tots sabudes i que no diuen res.

***

Peau froide du miroir que caresse le regard
et que l'amant tient dans sa poche, tiède et digitale.

Peau brûlante de la nuit de douleur. Enflammée, rouge,
qui quitte le sommeil et repousse le miroir, désormais étranger.

Faces d'une pièce. Deux, cinq, mille. Interfaces
précieuses et hasardeuses que nous situent dans le monde, semblables

et différents. Manuscrit imperceptible qui écrit notre intimité
sous les paroles connues de tous et qui ne disent rien.

jeudi 13 août 2015

Antiga i oblidada / Antique et oublié

«Ara ho diré, amb una paraula antiga i oblidada:
agombolats». No coneixia el mot però en percebia
confusament el sentit càlid. L'amiga me l'explicà,
qui conta ses contes, a l'horabaixa, quan s'esgota

sa vida. De tan fosc com era, el mar que sol separar
els humans que no són pescadors, me'n portà la vida 
clara. Dels diccionaris rebutgí la lleugeresa
i violí el seu ordre immutable com el poeta  barbut

li posava un gorro vermell al de la venerable acadèmia.
Aní al llit ample de llençols blancs i allà, a les fosques,
comencí a composar-me un patchwork català amb mots collits,
oferts, robats o manllevats, d'un crepuscle a l'altre.

***

«Je le dirai à présent, d'un mot antique et oublié :
plein de sollicitude». Je ne connaissais pas ce mot mais 
j'en percevais confusément le sens chaleureux. Mon amie 
me l'expliqua, qui narre des contes, tard le soir, quand file

la vie. La mer était si sombre, qui sépare les êtres
humains qui ne sont pas pêcheurs, elle m'en apporta la vie
claire. Des dictionnaires, je rejetai la légèreté
et violai leur ordre immuable comme le poète barbu

mettait un bonnet rouge à celui de la vénérable académie.
Je m'en fus vers mon lit large aux draps blancs et là, dans l'obscurité,
je commençai à composer un patchwork catalan avec des mots cueillis,
offerts, volés ou empruntés, d'un crépuscule à l'autre. 

La vieille dame et l'ours en peluche

à Mme G., qui jamais ne me lira

Elle dansait avec son mari, à minuit,
dans le hall de l'immeuble, éméchés
tous deux, cigales d'un été qu'ils croyaient
infini. Le mari s'en est allé. Vers la terre

aveugle dont on ne revient pas. Des splendeurs
passées, contre vents et marées, demeure le coupé
improbable dont le violine pâlit, garé à la
sempiternelle place. Je l'ai connue quarante années

durant. Je savais qu'elle habitait l'un des appartements
du haut, en ignorant l'étage ou la position cardinale. On 
lui glissa à l'oreille mes splendeurs passées dans le domaine
informatique, j'acceptai de venir la dépanner. Je connus

enfin l'appartement du sixième nord-est, dans sa décrépitude.
Les tables remplies de papiers, de factures surtout. Les tableaux
pâlissant sous les regards absents. Les prises mal assurées,
toussant leur flamme verdâtre à l'approche d'un cordon neuf.

Elle me montra un très petit ordinateur et une tablette épaisse,
tout aussi petite. Je n'y pus rien. Des attrape-nigauds pour
appâter le chaland et qui tombent en panne, l'engagement signé.
La cigale, esseulée, s'était appauvrie. Un habile aigrefin lui

avait fait signer un contrat léonin. Je ne pus rien ou presque pour
rétablir la téléphonie. Mon habileté m'avait fait pénétrer au cœur
de son système mais je butai contre le mur d'argent. Elle voulut me
remercier de mes déplacements. Elle n'avait rien qu'un bel ours en

peluche comme on en tire en foire. Elle me le donna, pour mon enfant
petit qui depuis s'y agrippe, le couvrant de baisers.
Elle dansait avec son mari, à minuit,
dans le hall de l'immeuble....



mercredi 12 août 2015

A fil de nit, o de matinada / Au cœur de la nuit ou du petit matin

A fil de nit, o de matinada,
m'arribà un missatge petit,
de llum encesa i tinta tèbia.

El meu fill gran s'estava a
Varsòvia, per unes poques hores.
S'empassava cerveses i hamburgueses

barates al mig d'un soroll sense nom.
I de cop i volta, mogut per l'amor i
el desig de compartir el que vivia,

m'envià aquest petit missatge des del
Klub Park. La nit continuà el seu camí
de vidre i m'adormí escoltant el Flaixbac.

***

Au cœur de la nuit ou du petit matin,
j'ai reçu un petit message,
de lumière vive et d'encre tiède.

Mon fils aîné était à
Varsovie, pour quelques heures.
Il engloutissait bières et hamburgers

bon marché au milieu d'un bruit sans nom.
Et tout à coup, mu par l'amour et
le désir de partager ce qu'il vivait,

il m'a envoyé ce petit message du
Klub Park. La nuit a poursuivi son chemin
de verre et je me suis endormi en écoutant Flaixbac.

vendredi 7 août 2015

Un spectacle en commun

À mes parents

L'âtre n'est plus. Ni l'odeur de fumée.
Sur les murs, céramiques et tableaux,
dansent la bourrée en silence.

L'air est brûlant que tranchent les pâles
du ventilateur oscillant. Nous formons un
demi-cercle. Je les laisse devant, un peu,

juste un peu, pour m'imbiber de leur vue.
Nos yeux convergent vers la dalle claire
qui imite la vie. Borsalino, Agatha Christie,

Audiard, couleur ou noir et blanc, voix étouffées
ou braillardes, qu'importe le spectacle, pourvu qu'il
nous tienne en commun et que jamais ne s'éteigne le feu.

Nocturn en llibertat / Nocturne en liberté

Llibertat, tres síl·labes,
un mot espellingat, la veu ferida,
l'espera dels dies, el record d'un amic,
nascut el quarante-set rere l'horror dels camps.

Les nits se'm fan soletes, el silenci és mon món,
mes quan s'aixeca l'alba, torno amb mos fills,
que busco per tot arreu. No hi ha distància
que em resisteixi, puix jo visc sol a ma casa sens jardí.

***

Liberté, trois syllabes,
un mot tout déchiré, la voix blessée,
l'attente des jours, le souvenir d'un ami,
né en quarante-sept après l'horreur des camps.

Les nuits m'isolent un brin, le silence est mon monde,
mais quand l'aube se lève, je reviens avec mes fils,
que je cherche partout. Il n'est de distance
qui me résiste, puisque je vis seul dans ma maison sans jardin.

Un quatrain qui jamais ne fut sonnet

Et la nuit est tombée sur les antiques quais,
lasse de tant attendre, lasse de désirer,
marin de sous la lune voguant dans son ciré,
oublieuse de tout, aveugle et sans laquais.

jeudi 6 août 2015

Un segle i dues biblioteques / Un siècle et deux bibliothèques

Les nostres vides són com biblioteques,
de fusta bona amb llibres diversos i valuosos.
Hi circulem sense aturar-nos-hi. Només flairem
l'olor exquisida de les pàgines tancades, a les 

fosques. Passen els anys, arribem al mig segle
sense cap desig de tornar als seus passadissos ombrívols
i callats. Però quan ens trobem amb una persona de qualitat,
de la nostra edat, unim les biblioteques i assaborim el segle.

***

Nos vies sont pareilles à des bibliothèques
de bois massif avec des livres divers et précieux.
Nous y circulons sans nous y arrêter. Nous nous contentons
de flairer l'odeur exquise des pages refermées, dans

l'obscurité. Les années passent, nous atteignons le demi-siècle
sans aucun désir de revenir à leurs couloirs ombreux
et silencieux. Mais quand nous rencontrons une personne de qualité,
de notre âge, nous joignons les bibliothèques et savourons le siècle.

Le portefeuille impossible

Les jeux étaient rares et l'argent introuvable.
Quand ma mère finissait une boîte de sucre en dominos,
elle me la passait. Je tapotais un coin et en extrayais

un petit tas blanc que j'avalais goulûment. Puis le carton
bleu fané vidé, j'entreprenais de le plier rigoureusement
selon une procédure ancestrale et immuable. Je me retrouvais
alors avec un portefeuille élégant et inutilisable dans lequel

je finissais par glisser quelques figurines à l'effigie de joueurs
célèbres. Je me suis trouvé dans la même situation ce matin. La même ?
Pas exactement. Le packaging était passé par là et le portefeuille impossible.

mercredi 5 août 2015

Histoire de couper les cheveux en quatre

Imaginez deux sirènes, au plus chaud de la saison,
dans cette période qu'on appelle l'été de l'été.

Deux sirènes loin des côtes et que la piscine,
élégamment dallée, ne parvient plus à rafraîchir.

Elles ont laissé le village et arpentent lentement
la rue piétonne de la ville non loin en compagnie

de leur mère amusée. Leur objectif à toutes deux,
pourtant assez différentes, est d'écourter les pointes

de leur chevelure brune. Rien de plus, rien de moins.
Objectif louable et à peu de frais. Un sirop brûlant

coule sur la chaussée, comme résine en pinède. La boutique
du coiffeur se rapproche, surmontée du curieux cylindre

tricolore. La masse des cheveux est intenable et le bandana
n'est déjà plus qu'un lointain souvenir. Le coiffeur -ou la

coiffeuse car en cet instant de la nuit mon imagination défaille-,
en les voyant toutes deux, affûte ses ciseaux. Ce n'est plus
une coupe mais de la sculpture, le poignet lui fait mal qui

perle de rosée. À ses pieds, deux masses de cheveux bruns,
que l'on jurerait jumelles. Sa boutique fermée, le coiffeur

se rendra compte qu'il a oublié d'en balayer le sol. Vous dirais-je
qu'en me promenant la nuit dans la ville en silence j'ai été

alerté par un bruit comme de glissement sourd et que, me penchant
sur la devanture aveugle, j'ai cru y voir les queues de deux sirènes.

lundi 3 août 2015

Sub sole, tempus fugit... lente

À Vincent

Que restera-t-il de mon passage quand les vents
auront emporté ma poignée de cendres ? Je ne sais.

Je voudrais que quelqu'un retrouve, un jour, cette
photo anonyme d'une présence à la terre, sur la plage.

L'ombre est déjà épaisse, le soir s'annonce. Le sang
de la serviette de coton, autrefois artériel, s'est fané,

adoucissant les plis d'un corps nonchalant. En son centre,
est un petit soleil, comme de rose des vents. Pliée en quatre,

dans le placard ombreux, l'hiver elle m'accompagne de ses rayons
assagis. Un chapeau de papier tressé me donne ombre et contenance,

il joue de miroir avec le cahier de jeux de mots, héritage d'une 
passion qui depuis plus de trente ans occupe les mains de ma chère

maman. Pour qui en regarderait la couverture, la surprise lui viendrait.
Ils ont plus de six ans, je les garde comme anchois en saumure, guettant

la désuétude de définitions naguère brûlantes d'actualité et que l'âge
retrouve comme on fouille en tiroir parmi les mouchoirs de tissu blanc.

Enfin, presque dissimulées sont les lunettes noires, clin d'œil à mon cher
fils Vincent. Polarisantes, elles épurent la vie et de Nerval rappellent

le sonore avertissement : «Quiconque a regardé le soleil fixement/ Croit voir 
devant ses yeux voler obstinément / Autour de lui, dans l'air, une tache livide.»



samedi 1 août 2015

Blue Moon

La pluie tombait serrée en cette fin de juillet.
De la lune bleue, je ne verrais rien. J'avais
d'ailleurs renoncé à en chercher l'origine et
les mystères éparpillés sur la toile.

Je l'attendais. Comme souvent, elle traversa 
la rue d'un bond pour venir me parler de ses amours.
Ceux-ci prenaient une belle tournure. Je laissai
les minutes filer, toute à sa joie retrouvée.

Le silence se fit. Elle comprit mon interrogation
et me parla, spontanément, de la lune de ce soir-là,
que nous ne verrions sans doute jamais. Il n'était
pas nécessaire de la croire pour comprendre et apprécier.

Elle parlait juste, était convaincante, parvint même
à me faire sortir pieds nus sur la terrasse, agitant
mon portefeuille sous l'orage pour attirer les bontés
de l'astre fécond. Comme souvent, elle disparut d'un bond

son ultime cigarette consumée. Ce fut alors que j'allai sur
la toile et lus, mot pour mot, mais sans sa voix, ce qu'elle
m'avait dit. Je formulai des vœux, jamais ne vis l'astre, et
sans m'en rendre compte, ou presque, fredonnai Blue Moon.