lundi 30 novembre 2015

Des mots

Des mots contre les maux,
l'expression est facile,
qui ignore l'opposition
vocalique du clos et 

de l'ouvert. Des mots
peuvent tuer, ils sont
la vie aussi et dans 

ma poésie, je cueille
des instants le miel,
le tremblement aussi.

On me proposa naguère,
en Sorbonne, de m'en aller
parler de poésie et catastrophe.

Je retins ma soif de gloriole
et derrchef m'en abstins, tant pour moi
la poésie est amour et cueillette

de l'instant. «Je ne bastis que
pierres vives, ce sont homes», disait
un maître ancien. Ainsi sois-je.

Des amis

Des amis que je ne connaissais pas,
j'étais assis en marge et jamais
ne me mêlai à leur conversation.

Des quatre coins du monde et des
occupations. Un lève-tôt, un chercheur
couche-tard serrant la main de son aimée.

Il faisait froid, je ne le perçus pas.
Plus tard je finis la soirée dans un 
restaurant avec l'ami fidèle qui

à travers la ville me guide. Le charme 
était rompu. Les amis étaient autres. Nous
n'y fûmes pas bien et, la semoule avalée,

nous confiâmes à la nuit de novembre
le soin de nous ensevelir. Le tramway 
trembla du souvenir des amis premiers.

Vale

Que j'aime ainsi finir.
«Porte-toi bien», «Cuída't»,
«Cuídate», selon la langue 

qui me chante ou qu'exige
l'ami(e). Je me revois enfant,
apprenant le latin et ces

missives étranges qui jamais
ne seraient envoyées, terminées
pareillement par un «Vale» plein

de douceur. Les courriers de l'enfance,
clos par quatre lettres: FPMB (Fermé
Par Mille Baisers) ont disparu,

les courriels les ont remplacées, mais
la tendresse demeure. Porte-toi bien,
mon ami(e) qui à présent me lis.

Un cliquetis

Un cliquetis de lettres
et la voix n'est pas
et la voix n'est plus.

Alors on se l'invente
derrière l'écran petit.
Anima, animus. Si l'âme

y transparaît, guère,
le souffle en est absent
que le sommeil inventera.

Une petite pièce dorée

Insignifiante par sa valeur,
étincelante au toucher, elle est.

Dedans ma paume, elle rutile, oubliant
déjà qu'une passante me la donna, me prenant

pour un miséreux, assis contre la lêpre de
l'antique entrepôt. On l'a frappée naguère

et je pense aux poches par milliers par lesquelles
elle passera avant de choir dans une main autre,

ternie par les ans et les échanges mais tiédie aussi
par la chaude humanité qui, un temps, y communia.

dimanche 29 novembre 2015

trois gigas

Trois gigas, des millions d'octets,
et combien de baisers lovés dans le silence ?
La conversation s'étire, rien n'est superflu.

Un lien neuf se tisse entre les détachés. Le métal
des combinés masque mal la chaleur des accents.
Tout près, un enfant veille, qui a tant à dire

mais ne parle pas. Le cahier sur les genoux, il déchiffre
du monde les merveilles à venir. L'heure approche, les gigas
s'amenuisent. Qu'importe, l'hiver sera beau qui les verra fleurir.

Aviat

D'aquí a uns minuts,
en passar, amb tren,
el fort rogenc de Salses,

et deixaré, Catalunya, mon
estimada, i retrobaré els amics,
al si del país gavatx. Però, no

tinguis por, tornaré aviat, el cor
ple de sorpreses i faré cagar un tió
de neu i de desitjos. Aviat. No m'oblidis.

samedi 28 novembre 2015

Aillada / Isolée

El temporal l'ailla, mon illa,
bressol de tants somnis, bruíxola
de mon cor. Per mar ja no s'hi pot

anar, i els avions no se'n refien.
Llavors encenc la ràdio. Hi parlen
Luís Soler i mon amic Miquel. Avui

de safrà s'ocupen, prim sol rogenc
que del present s'oblida. I el temporal
adés tan temut, per fi s'escampa.

***

Le mauvais temps l'isole, mon île,
berceau de tant de rêves, boussole
de mon cœur. Par mer, on ne peut

y accéder et les avions s'en méfient.
Alors j'allume la radio. J'y écoute
Luís Soler et mon ami Miquel. Aujourd'hui

ils traitent de safran, fin soleil de rougeur
qui du présent s'éloigne. Et le mauvais temps,
naguère si craint, enfin se lève.

La llengua, mon estimada

No deixa de córrer, de Sant Andreu
à l'illenca Maó. Parla el cor de la gent,
no pas el tràfec de polítics ben cecs.

I si, a Barcelona, uns egoistes malgasten
l'entusiasme d'un poble, a Maó i Sant Andreu,
la llengua viu que ens enterrarà tots i ens farà

renéixer.

Il eût fallu

à Pere Gomila, Esteve Miralles et Jordi Julià

Il eût fallu. Un peu de temps et, plus encore,
d'amour mais les jours glissaient vite qui loin,
si près, le retenaient. Ses marottes à la gloire

futile le tenaient asservi. On le flattait, il y croyait,
naïf. Puis vinrent les textes, les vrais. La poésie de Pere,
les espaces du sentiment. D'Esteve l'invention, de Jordi

la chaleureuse amitié. Le liquide trouble se décanta. Au fond,
tout au fond, à présent desséché, un hippocampe le regardait,

de son œil violet.

Une conversation

La ville est froide en ses marges,
il fait froid, le magasin à habits
déjà loin. Mère et fils s'installent,

la main sur le contact. Entre eux,
les paroles jamais ne s'éteignent.
Une lueur et un son lancinant.

À l'autre bout, deux sourires, connus,
aimés. Un autre duo qui à eux s'unit
par le sang. Une autre mère et son fils,

petit. La conversation sera brève, abolissant
l'espace, ici comme là bas, à plus de mille
kilomètres. Une conversation pure et belle.

Les chalets

à l'ami Lionel

Les chalets l'obsèdent, par planches de neuf,
géométrie parfaite qui préserve le foyer.

Plus de deux-cents vues au total, une goutte
dans la mer si proche. Une poignée en fait

que l'ami de cueillette s'en fut glaner naguère
entre houle et soleil. Ils font silence et le regardent,

tantôt tristes et calmes, tantôt enflammés de fureur.
Souvent ils ne sont plus et le monde en tient place.
Poissons luisants égueulés ou rivage égriard.

Il résistera longtemps à la tentation de les en aller
rejoindre mais l'écran est petit qui chez ses parents
l'accompagne. Alors il se les inventera avant de s'endormir.

jeudi 26 novembre 2015

D'un journal

à mes parents

L'écriture n'est plus que lissent les caractères à empattement.
La liste demeure, la date aussi : vendredi 20 [février 1959],
jour de l'amour. Texte passé, curieusement tourné vers un avenir
immédiat.

Cinq infinitifs en trois points. Auto-injonction comme remède
à la saine paresse. Je reconnais les prénoms, les noms aussi.
Comme un petit théâtre. Avec au premier plan les très proches,
Carlos [Barral], José Agustín [Goytisolo],

un peu plus loin, le fidèle [Jaime] Salinas, au fond, sans prénom,
l'homme de Formentor, Cela, que je n'aimais pas et sur qui, pourtant,
j'ai écrit un article remarqué. Autrefois. Rien de ce qui se passait
à mille cinq-cents kilomètres de là,

tout au nord du continent battu par la pluie. Mes parents n'écrivaient pas
ni ne composaient de liste pour le lendemain. Ils s'aimaient patiemment,
fructueusement. La vie frémissait déjà qui guiderait ma plume
cinquante-six ans plus tard.








             

                           
                           
Jaime Gil de Biedma, Diario de «Moralidades» 1959-1965

Un écran

Petit, lumineux dans la pénombre ;
les lunettes ovales de mon petit
grandi se sont écartées, absorbées

par le jeu de la ferme sans qu'il ne 
cesse à aucun moment de percevoir
mes sons cassés. Tu le remplaces

et ta voix caresse la pâleur de ton
visage. Nous parlerons longtemps,
de tout, jamais de rien, et, un temps,

un temps seulement, en quelques inflexions,
je t'apporterai cette chaleur qui te manque
et tu me la rendras, au centuple, sereinement.

AMAR

Vous souriez, je le sens.
«Le revoilà avec sa marotte.»

Regardez bien. Le titre en impose
en majuscules ; je l'écris plus volontiers

en pleins et en déliés car seules les minuscules
conduisent à l'intensité et aux délices de la nuance.

Non, j'ai vu ces capitales blanches sur le double fond
rouge d'un camion articulé tôt ce matin. La nuit s'ouvrait

à peine que mon petit buvait, cherchant à gober en même temps
la lune ivoire de silence. Je n'avais jamais rapproché les mots

identiques, tout occupé, enfant, à grasseyer le R final comme lion
en cage. Le cirque AMAR fut mon étoile de Vénus avant que je cherche

à en gravir les éminences. Pendant quelques minutes, j'ai revécu ces heures
fébriles où, obnubilé par le cirque, j'en repoussais sans fin la jouissance.

mardi 24 novembre 2015

Un anniversaire

à Marie-Agnès Palaisi-Robert

Un anniversaire comme tant d'autres ?
Le nombre de jours de l'année qui excède
de peu celui des degrés que couvre le regard
circulaire pourrait le faire croire

et je songe en riant aux non-anniversaires
d'Alice en pays merveilleux. Non, il n'est pareil
à aucun autre. D'une mer trop salée et bien nôtre,
elle a su outrepasser la pagnolesque cuvette et braver

l'océan glacé et sans pitié. Au delà, on reconnaît son
autorité et les lettres d'une marge continentale l'accueillent
volontiers. Elle est, avec une Nantaise, mon plus sûr baromètre
sur l'offense faite aux femmes. Je la vois peu, sa parole

m'est précieuse. À elle seule, elle justifierait ma place dans
le monde : transmettre puis recevoir au centuple. Que ce jour
l'abstraie, un temps, de ses chères recherches et donne à chacun
l'occasion de goûter à une personnalité hors du commun.

jeudi 19 novembre 2015

Il est...

Il est des silences plaisants,
comme celui du percolateur qui veille,
rythmé par le clignotement de l'enseigne

et, au loin, le bruit lancinant de la cuillère,
petite, dans la faïence d'une tasse à moka.
Le café sera froid, comme dans la mienne, à présent

mais qu'importe. La vie est là, dans l'infime, et la
concorde couve, pour peu qu'on l'alimente d'un sourire
léger. Alors, véritablement, je savourerai le silence

des Hommes.

Et si...

Et si tu n'existais pas...
Mais tu existes et le froid, déjà,
gerce tes lèvres sur le chemin de l'école.

Sensation infime que ce léger tremblement,
et cette peur qui te serre le cœur en pensant
à ton enfant, sur le chemin de la piscine, lui.

Signes de vie, dans le silence ou la confidence.
La réalité se décante. Seul demeure l'essentiel.
L'amour d'un fils, qui jamais ne se tarit.

vendredi 13 novembre 2015

Un carré d'étoffe et des courbes de tiédeur

Un carré d'étoffe, froid, à peine coloré,
et, derrière, l'ample chevelure qui dort.

Plus bas, la couette se fait courbe, par deux fois,
et la tiédeur m'intimide. La peste soit de Jung

et de ses oppositions. Le carré, ici, invite à l'orbe
et la vie couve. Sur le lino, je m'agenouille, pietà

réinventée. Le carré ne bouge pas et le visage se dévoile,
la tiédeur envahit sa pâleur. La nuit est en son cœur et,

au loin, si près, le poste ronronne. Alors je me tais et je vis,
lentement, en courbes épaulées comme un chaland dans son halage.

mardi 10 novembre 2015

Écrire

à Lionel

L'heure n'est pas encore venue,
Peuplée d'images, mon écriture
est encore aveugle, trop sage.

Je feuillette les planches, 
les chalets, silencieux, déserts,
se mettent en place. Sous ton objectif,

l'espace devient scène. Mais où sont
les acteurs ? Ce sera toi, ce sera moi.
De vieux duettistes, aux claquettes usées.
Tu as pris ta part à l'ouvrage. L'essentielle

qui attirera dans le café du bord de mer les
amis, les curieux, les de passage et qui ne partiront,
caressant du regard la course du soleil qui enfin se pose,

Reste la mienne, piédestal du temps qui s'est arrêté sous ta main.
Je m'en montrerai digne. Enfin j'essaierai. Et puis tu sais qu'au
bout du compte, de la Clape, le soir venu, le sang nous sera versé.

Pour peu que le temps

Un torrent de mots et ton silence.
Le drap glacé, entrevu, la course
des doigts sur l'écran, les yeux 
qui piquent, le sommeil repoussé.

La conscience du temps bonifié.
Ni suspendu, ni arrêté. Multiplié.
Nulle barbichette que l'on tire
dans l'espoir de faire rire ou pleurer.

Nostalgie pressentie du moment où, sous
la lumière crue, bien calé contre le bois
de la table, je penserais à cette nuit
séparée et cependant doucettement partagée.

Le vertige me prend, je sais si peu de toi
et, timide, je t'accable de mots. Ma tête se brouille,
je fixe mal ce que je voudrais. Le souvenir d'un
repas d'anniversaire, une photo trouble dans un train,

l'allusion répétée au sport du soir dans la rue Lunaret,
un vélo qui n'en finit pas de griffonner sur la ville
des désirs de valise, d'Amsterdam à Berlin, pour peu que
le temps, comme hier, se décide à se bonifier, encore un peu.

samedi 7 novembre 2015

Dans les yeux de son père... (petit sonnet d'un samedi d'automne)

Pour Olivier et Katell Goaoc

Dans les yeux de son père, Katell ne bouge pas.
Et pourtant il sait bien que sous sa frange brune,
elle avance plus vite que sous mes nuits la lune.
Elle ne se fait pas femme, elle y imprime ses pas.

Sur le bois d'olivier, Katell ne parle pas.
elle glisse sa main en silence sur la une.
Pas un mot. Comme lui. Elle a cette fortune
et d'un simple journal se fait tout un repas.

La Bretagne sanglote quand elle ne les voit pas,
bras dessus, bras dessous ; à l'angle d'un troquet,
où je me suis terré, chouchen en main, coquet,

j'observe l'amour d'un père et de sa fille.
Lenteur inexorable qui égrène les jours
dans quatre z'yeux tout bruns et ronds comme des billes.



Poète, mon ami, mon frère

À Jennifer

Je découvre peu de poètes neufs. Documenta a fermé
où je caressais du bout des doigts les minces volumes
comme des poissons d'argent. Alors j'écoute mes amis
car, comme les homosexuels, les poètes se reproduisent
de bouche à oreille.

Aujourd'hui, un regard clair, une parole sûre, la finesse
de Jennifer, l'amie à distance, que je ne vois jamais
mais que toujours je sens. Et un nom qui, aussitôt,
s'impose : Juan Antonio González Iglesias. Un nom à tiroir,
tout en hispanité.

Un fond discrètement chrétien, intensément latin, et l'humilité
d'une humanité chaude et tendre. Je cherchais une voie de sortie
à la magnifique Nuit de Wiesel. Une voie qui m'en libère, sans
m'en détacher. Je l'ai trouvée, sous la forme d'un Ecce homo
de pulpe et de désir.

vendredi 6 novembre 2015

Esquinas i cantonades

In memoriam René Girard

La meva Barcelona és feta de cantons,
de cantonades assolellades al cor de l'hivern.

De esquinas también. Ben lluny dels xamfrans
de la quadrícula de l'Eixample, la empecé a conocer

pateando las calles del barrio mental de Juan Marsé.
Després, m'hi vaig inventar universos càlids de la pell

de barcelonines d'adopció o d'origen. Una d'ella es diu
Marion. Encara hi viu, rodejada dels seus amors de filla

i fill. Me dio a conocer mundos nuevos, tíos inteligentísimos
que luchaban contra el Sida a fuerza de artículos y debates.

Y si mi primera Barcelona fue la de Juan Marsé, la segunda se tiñó
de la lengua aguda de un novelista francés, Hervé Guibert, cuyo sombrero

rojo muy pronto se convirtió en un estandarte. A poc a poc, vaig deixar
els barris cèntrics cap als afores desitjats. Poblenou dels meus amors,

La Sagrera del meu amor, únic i tan llunyà, Sants, Poble Sec, Horta,
Sant Andreu i el seu petit château de Versalles. Fins a Nou Barris que

són tretze, des del principi, i on m'allotjo en un hotel miserable 
a dos passos de Porta que ningú coneix peró que un altre Michel em pintà 

un dia amb colors vius i inoblidables. No sabia res. Ni de Barcelona 
ni del món. Era un adolescent grassonet i tímid. La literatura m'ho aprengué

tot de les relacions humanes. De la mà de René Girard que ens deixa ara amb
confiança i amb unes pàgines groguenques con las que otros aprenderán a convivir.

Quelques mots pour Julia

Comme des confettis jetés aux cocottes en papier,
mes mots, mes pauvres mots. Par pincées, légères
et silencieuses, cependant qu'au soleil d'octobre 
tu navigues sur la toile.

Tu prends Zotero, au nom de jeans, au collet pour 
le presser comme un fruit mur et en extraire mots
et chiffres dont tu tisseras, plus tard, la vie salée
des autres, des nôtres.

Moi j'écoute Zoo et Ferré en variation lente sur la
solitude. Adolescent j'en pressentais, délicieusement,
l'obsolescence et je savais, j'étais certain, que je 
ne serais jamais seul tant que cette solitude me ferait

compagnie.


mercredi 4 novembre 2015

Un llibre qualsevol

Un llibre dels molts de la petita biblioteca personal.
Vermell, gros, pesat. Arraconat contra la fusta clara.
No l'obro gairebé mai. El colofó diu que es va imprimir

«el trenta-u d'octubre (vetlla de Tots Sants) de mil nou-cents
noranta-dos, trenta-cinc anys després de la primera edició.»
D'altres xifres s'imposen: té mil tres-cents vint-i-sis pàgines

i pesa mil sis-cents grams. No l'obro mai, o gairebé, però sempre 
m'acompanya com el sol d'hivern en un cantó de Sant Andreu.
Encarnat per l'enquadernació, Carner dorm i vetlla per a guiar-me

per «carrers encongits» tot i «les ferides cloent-se, les arrugues
del temps». De l'altre costat de la biblioteca, tot prim i gastat,
Ferrater em pica l'ullet i em diu, burleta: «no li facis massa cas».

À portée de la main

À C.V.LL

J'ai ton livre à portée de la main.
Ni trop près ni trop loin. Je me rappelle
les heures où je le lisais enfiévré. Naguère.

C'est maintenant que j'en perçois l'étendue
et que j'en outrepasse les limites quotidiennes.
Livre de légendes passées de main en main, de bouche

à oreille. Que le soir soit trop sombre, silencieux,
et l'or de Majorque m'accueille sur ses routes sèches.
Que je songe à l'amour, incisif, et tes récits m'apaisent.

dimanche 1 novembre 2015

Un bruit mat et qui se traîne

à Victor et Sarah

Un bruit mat puis qui se traîne
lentement, tout aussi lentement
que glissent l'adolescent et son
skate, étrangers aux pas alentour
et au bruit des voitures de mort,
aveugles à trois pas.

Il est jeune. Douze, treize ans.
Concentré dans sa trajectoire
lente et je revois mon fils, hâtif
de récupérer la planche à roulette
de son frère, celle-là même que je fis
monter, non loin, dans une échoppe

à l'escalier serré. Plus l'adolescent
répète les mêmes gestes au rythme
du soleil qui se cache bientôt et me couvre
de fraîcheur, et plus je pense à Victor
et à ce glissement de trop qui lui ferma
les yeux pour un temps, un instant tout juste, 


un instant de trop mais qui par bonheur ne dura pas
tout contre un pare-brise étoilé qu'éloigné je ne sus
prévoir ni devancer. Alors je regarde à nouveau
cet adolescent aux sons mats en écho aux cloches qui
sonnent seize heures quinze. Plus que des vêpres, 
un hymne à la vie qu'auprès de Sarah il développe enfin.

Fleurs coupées

Je n'aime pas les fleurs coupées. Et je les aime.
Coupées par d'autres, au petit matin, par centaines,
elles se pressent en bottes dans des chambres aveugles
réfrigérées avant que d'être proposées à l'amoureux transi
et sans imagination qui ne sait dire ses sens et tend
la tige froide d'une fleur dont le parfum tait mal le teint
évanoui.

Mais, surtout, je n'aime pas les fleurs coupées car j'y vois,
en abyme, la vie de ceux qui me sont chers et que d'autres
- un autre ? - coupent d'un geste bref et sans aucun remords.
Alors je préfère couper, moi-même, comme quand j'étais enfant
de humbles coquelicots, la pâle pâquerette ou l'étoile jaune
d'un pissenlit des rues, tendre reflet furtif de ton sourire vif.

Connaîtrai-je...

Connaîtrai-je le goût de vos lèvres
et le creux salé de votre main ? Assis
à la terrasse d'un café minéral, il me plaît
d'y songer. Sans hâte ni exigence. Y penser

me suffit. Vous peindre autre que vous croyez être 
aussi. Il est, dit-on, des saules pleureurs qui se mirent
dans l'eau qui passe de crainte d'y verser incontinent.
Incontinent ? Un continent s'ouvre par delà l'océan bleu.

Bleu de vos nuits, bleu de mes pas serrés le soir quand la vie
m'appelle vers d'autres lieux et une pareille existence. Connaîtrai-je...?
Qu'importe. Je connais déjà. Mes sens s'aiguisent et vous cueillent,
au cœur de cette place, un pissenlit jaune d'or dont je vous fais offrande.

Une autre

Elle ne se rêvait pas autre, elle me le demanda
et je rassemblai mes lettres au sortir de la nuit,
pour composer un visage neuf qui lui ressemblerait.
Un peu, beaucoup, passionnément, à ma folie, c'est tout.

Sous des cheveux en désordre, un front pâle qui jamais ne
bouge, des jambes qui retracent les halages du passé quand
elle court le long du canal. Je la sens qui peste et s'emporte :
«Le vil escroc me peint comme je suis!» Apparence trompeuse

que cette évocation en deux traits. Et pourtant... Que voilent
ce front faussement altier, audacieusement timide et ces jambes
halées interminables ? Quelques lettres, une poignée alignée,
ne suffira pas. Les mots des mois le diront. Ou pas.

Deux inattendus

Je ne me souviens plus de son prénom,
glissé entre deux rires. Peau cannelle
elle disait le monde sans rien dire de
sa vie. À un moment elle reçut un appel

qu'elle nous confia. Son compagnon, las
de l'attendre, venait la récupérer. Nous
imaginions un inflexible ombrageux qui
se marierait mal à la tequila tiède de ce

confin montpelliérain du Chiapas. Nous nous
trompions. Mario survint sans jamais franchir
la porte en colimaçon. Ridé, pâli par les fourneaux,
interminable, ce Sicilien blond délayait le bleu
de son regard sur l'épaule volubile de sa belle.

Rarement il me fut donné de voir tant d'amour 
en deux êtres appariés. Ils prirent congé,
longuement, puis la nuit les avala d'un coup,
absolument. À tout jamais.