mercredi 11 février 2015

Suite du chemin de l'Œil-doux

Retrouvé dans mes fichiers, près de deux ans plus tard...

1 - le champ déplacé

Te souviens-tu de ce champ de coquelicots
devant ta maison, au début de notre amour.
Je ne le voyais pas et tu me le décrivais
avec flamme.

Un jour, le champ fut fauché, la terre
retournée et les coquelicots s'en furent
rejoindre le mobilier imaginaire de notre foyer.

Eh bien, figure-toi que ce matin, sur le chemin
du gouffre de l'Œil-doux, je le vis pour la première
fois. Déplacé en marge de la route, il était pareil

à ton récit énamouré. Au retour, dans une nuée de
touristes alsaciens, allemands et suisses, j'en ai
fait une photo qu'ici-bas je te joins, mon coquelicot bleu.

2 - la photo égarée

Sur la carte mémoire, en relief discret, une photo
de Sassenage, tôt le matin ou tard le soir. L'air est
encore sombre ou l'est déjà qui s'illumine à la lueur 
calme des Alpes enneigées et aux feux criards d'un 

tramway à son terminus et des commerces éloignés. L'immeuble
semble morose. En bas à gauche, une lumière jaunâtre domine de 
rares voitures. Les appartements montrent leur dos. Derrière,
la vie couve et les dialogues naissent, insoupçonnés.

J'ai peu connu la résidence des Colibris et la rue des Pies
de Sassenage mais elles sont en moi, secrètement, comme une
porte ouverte vers ce temps possible qui ne fut pas et qui
cependant me fait, jour après jour, à l'ombre de ta vie.

3 - à l'écart du chemin tracé

Quelques cailloux blancs de Poucet, une étroite clairière
et me voici à l'écart du chemin tracé. Ça sent le graphite
et le miel. Je ferme les yeux et la leçon de choses de l'école

me revient. C'était haut en France et si loin de l'Œil-doux.
Je fais silence et m'accroupis. Des trilles d'oiseaux se 
rapprochent et me courtisent. Un bourdonnement me tire de ma

rêverie. Non-chemin des possibles, havre de vie ou pause nécessaire,
cet écart m'a requinqué et je reprends ma route vers l'eau calme
et froide où jamais on ne peut se baigner.

4 - Dans l'ombre de la falaise

Cercle parfait, eau glacée dans l'ombre
de la falaise de craie. Le vertige me prend
et pourtant ne me penche. Combien de millénaires,
d'ères peut-être pour en arriver à cette perfection ?

Les touristes ne sont pas encore là, ils ne tarderont
pas. Un arrêté municipal les dissuade de s'immerger.
Le feront-ils, au péril de leur précieuse existence ?
Je me recule. En moi l'image de l'orbe parfait.

5 - rupture scalaire

Variante sèche et plane du gouffre,
la roche blanche ménage une pincée
de terre pour les fourmis affairées.

Un instant, je perds le sens commun
et me trouve précipité à leur échelle.
Revivre la scène finale de La planète

des singes, sans nulle eau, dans un
silence assourdissant. Humble porte-faix
au service de la communauté des fourmis.

6 - la mer, la mer toujours recommencée

«Le vent se lève, il faut tenter de vivre»,
Valéry me revient, avec insistance. La mer 
est proche qui iode l'air salin. Derrière
les pins et les cistes, la vie m'appelle.

L'eau glacée du gouffre s'y réchauffera et
s'y vivifiera. À droite l'opulente Catalogne,
à gauche la flamboyante Provence. Devant, au
hasard des flots, les cailloux clairs de mes

îles chéries.