On la dit de pierre et de vent.
Mon île, si bleue en ses contours,
est plutôt de sel.
Un ami me l'a glissé à l'oreille,
puis il me l'a prouvé, vers à vers,
page après page.
Alors j'ai laissé la voiture, que des
requins m'avaient louée, sur le parking
de Catisa, à Mahon. Négligeant les appels
qui m'intimaient l'ordre de la restituer à
l'aéroport, puis les menaces, la langue ayant
changé pour celle de l'empire, j'ai jeté mon
téléphone dans une bouche d'égout et j'ai rejoint
Catisa. Il était tôt. Les voitures, yeux grand
ouverts, attendaient leur maître. La mienne, ou
plutôt la leur, n'attendait personne, elle était
garée de côté, recouverte d'une fiche couche de sel
qui en opacifiait les vitres. J'ai pensé à Stendhal
et au dépôt d'une croûte de sel sur un rameau déposé
dans une mine de Silésie. Ah le beau cas d'école.
Brillant mais improbable. Que savait Stendhal de la
Silésie et de ses mines glacées ? Moi, mon île, je la
connais et cette voiture existe, ou plutôt existait,
avant que je n'y misse le feu.
Je me suis penché sur la vitre, côté conducteur. Je n'ai
rien vu du clinquant coréen qui en agrémentait l'intérieur.
Mais je vous ai vus, mes amis, l'un après l'autre. Paco,
sur une échelle, réparant l'électricité d'un panneau
défaillant devant plus de trois mille personnes, à sept
minutes du début d'un match de basket. Pere parlant de
Llompart, les yeux perdus dans un passé que je m'efforce
de faire mien. Ponç,dans sa cabane de pin, parlant à
Saint-François dans la langue de Dante, notre élu.
Miquel attablé en terrasse, tout auréolé de notes de
musique. Dani devant une table si blanche, régalant
mon enfant. Et tant d'autres que je ne peux citer, tant
mes larmes se sont brûlées au sel de ce miroir. L'amour se
cristallise peu à peu, écrivait Stendhal. Mon île, depuis plus
de quarante ans, m'enseigne la plus salée des amitiés, lentement.