samedi 27 décembre 2014

DÉPOSSESSION

à A. C., J. J et P. B.

«Ain't Go No/I Got Life»,
de Nina Simone tourne en
boucle, dans des craquements
imaginaires et je pense.

Je pense à tout ce que je n'ai
plus et qui demeure en moi, je
pense à tout ce que j'ai et qui
est heureux, loin, en cette heure.

Je pense à l'illusion de la possession
qui écrase au lieu d'épanouir. Je n'ai
pas de vin mais toutes les vignes m'attendent.
Je n'ai pas de chaussures mais déjà les routes

étroites sillonnent mon devenir. Je n'ai pas de cahier
mais le rouleau de Kerouac avale mes doutes. À côté
de moi, deux livres reçus ce matin d'amis chers, Pere
et Jordi. Dédicacés, non possédés, feuilletés, bus. Les

langues se croisent, je me revois dans un petit bar de
Poblenou en novembre. Devant moi un mince recueil de Jordi
glosant sur Kafka. À mes côtés, une maman et son garçon.
Une maman comme toi, un petit garçon comme toi. Le café

allait fermer, ils mangeaient en silence, serrés. Ils n'avaient
rien, ils avaient tout. L'amour faisait silence et l'aubergiste
tardait à abaisser le rideau. Sur l'écran Jean-François Michael
chantait «Adiós, linda Candy» mais nul ne l'écoutait. Nous étions

bien, sans nous connaître, sûrs de ne plus jamais nous revoir tant
la maman et son fils semblaient étrangers au quartier à un jet de
caillou du métro. Ligne 4, la jaune, station Poblenou. Vrombissement
léger qui fait trembler la structure du café. Tous les quarts d'heure,

comme une horloge. L'Estrella Damm tiédit dans la chope, je la vide d'un
trait, je remets Art K. dans mon sac à dos. De mon passage il ne restera
plus que la mousse sur les parois du verre incolore. La maman et son enfant
sont déjà partis. L'aubergiste abaisse le rideau. E la nave va.