mercredi 31 octobre 2018

The Sound Of Silence

Écoute mon silence, écoute-le,
seconde après seconde... Tu y es ?

N'entends-tu pas de la mer le ressac
langoureux et la caresse des vagues

sur les galets immergés, méticuleusement
polis, seconde après seconde, pour que 

l'été, deux êtres comme nous, silencieux
et bavards, y enfouissent les pieds tout
en devisant, à voix basse et sans silence ?

Une dame en partance

Le soir se fait sur la salle claire.
Ça sent le bouillon de poule et les poireaux.
Les tables sont disposées en rectangle.

Les hommes alternent avec les femmes, mais 
les yeux ne trahissent pas la moindre séduction.
On se presse pour avoir une assiette ou une bolée.

Des conversations naissent, passionnantes, décousues,
que je cueille à la volée, comme un destinataire
erroné. Je suis venu voir une très vieille dame,

mince, élégante. Ses yeux ne me voient pas, même si
elle m'entend et dirige vers moi son non-regard.
On m'a rapporté que le matin, elle parlait la langue

de son enfance outremer, ses yeux bleus sur le palais 
du Bardo. Mais déjà le repas s'achève et la nuit m'avale
au bras d'une fragrance délicieusement bleutée. Pourquoi

alors fredonné-je, comme un hommage, «Vous qui partez en
voyage...» de Mireille et Jean Sablon. Je ne sais pas, mais 
je crois voir la lune me cligner de l'œil à travers la dentelle de pierre.


lundi 29 octobre 2018

Casualitat orientada / Hasard orienté

De llevant a ponent, 
m'invent un bell atzar.
Agaf es cotxo, salud

es meus vesins, els deix
un bòtil de ron, i, abstemi,
me'n vaig a Ciutadella.

A poc a poc. No fos que no
em trobés qualque noia
eixerida o qualque xerraire

esbarriat. No crec en s'atzar.
Mes en sa casualitat... Perquè
no ? De llevant a ponent.

***

D'est en ouest,
je m'invente un bel hasard.
Je prends ma voiture, je salue

mes voisins, je leur laisse
ma bouteille de rhum et, sobre,
je pars pour Ciutadella.

Petit à petit. Il ne faudrait pas
que je ne rencontre pas quelque jeunette
libérée ou quelque bavard égaré.

Je ne crois pas au hasard.
Mais à l'aubaine... Pourquoi
pas ? D'est en ouest.

Rêve étrange

La télévision,
débranchée,
ronflait.

De ton lit, je
me suis approché
puis, sous ton drap,

je me suis glissé.
Ta peau a effacé
ma peau, tes doigts

ont avalé les miens
et de deux glaçons,
l'étreinte a fait

une langue de terre,
une langue de feu
puis deux langues d'eau.

La marelle

Une et une, puis deux.
On dirait une marelle
de la terre au ciel.

Vingt-trois, quinze,
sept et sept, à tous
les coups on gagne,

dans le loto du cœur.
Le téléphone vacille,
New York est un T-Shirt.

Pour deux petits chats,
en train, à quelle marelle,
ne jouerais-tu pas ?

Safran

Une pincée de filaments rouge
sur la faïence vernissée,

c'est tout ce qui reste des
amples corolles violines qui,
aux escargots, firent ombrelle

dans l'été finissant. Le froid
glacial qui saisit tout de gris,
les a épargnés ces fins pistils

poivrés. Puisse le four brûlant,
du zénith, leur rendre les senteurs.


vendredi 26 octobre 2018

La mar somiada / La mer rêvée

Presta'm la teva escombra i deixa'm treballar
una mica per l'habitació estreta. De pols, no
en trobaré ni un gra. Ets bruixa i l'escombra

busca granets de sal escampats per aquesta mar
oblidada i somiada, una altra vegada, mentre
la tardor ens acompanya cap als arbres despullats.

La funda nòrdica és un núvol i el terra, sota 
els peus descalços i fredolics, una cala petita.
Si fos d'aigua, ens hi banyaríem despullats

i ens hi amaríem. Però és de sal com si fos de
sorra, i en farem una pista de patinatge, oi?
Dins els teus ulls, la tardor és estiu.

***

Prête-moi ton balai et laisse-moi travailler
un peu dans l'étroite chambre. De la poussière,
je ne trouverai pas le moindre grain. Tu es une sorcière

et le balai cherche des grains de sel éparpillés dans 
cette mer oubliée et rêvée, à nouveau, cependant que
l'automne nous accompagne vers les arbres dépouillés.

La couette est un nuage et le sol, dessous
les pieds nus et frileux, une petite crique.
Si elle était en eau, nous nous y baignerions nus

et nous nous y aimerions. Mais elle est de sel comme
de sable, et nous en ferons une patinoire, n'est-ce pas ?
Dans tes yeux, l'automne est été.

Male facere qui vult...

Le mal et la méchanceté m'ont toujours décontenancé.
Délibérés, patiemment ourdis, guidés par la cécité
qui préside aux assassinats et aux rapines soudaines,

ils sont la peau rêche de la pomme que cette sournoise
d'Ève aurait offerte à Adam. Fadaise. Le récit est d'homme.
D'homme méchant qui place dans la femme -id est le faux

mâle- la source des maux qu'il commet avec morgue ou cynisme.
Et quand je lis la sentence du poète Publilius Syrus, je ne peux
manquer de voir dans son mal tout l'acide malique qui imbibait

sa plume.

De aardappeleters

Et s'il n'y avait-plus que des pommes de terre
à manger? Bouillies, grises, à même la peau qui
vous brûle les doigts, les laissant graisseux

de fécule, sans la moindre once de beurre ou d'huile.
Bien sûr, on songe à Seul sur Mars et à la culture,
patiemment inventée sur terreau, des propres déjections,

mais, un peu plus loin, c'est Permeke qui nous appelle
de son sombre expressionnisme et, un peu plus loin
encore, Van Gogh qui compose une cène rénovée,

grinçante, où l'homme, esseulé, se dispute les fruits 
des champs, en feignant de les partager en silence.
Noirceur, silence ontologique. Entre la coiffe blanche

et la casquette crasseuse, le sexe disparaît au profit
des mains crochues, un instant suspendues. Mais que ne
donnerais-je pour un peu d'huile de la lampe ? Et ton sourire.


jeudi 25 octobre 2018

Entre terre et mer

Entre terre et mer, la pluie,
dévastatrice, qui érode et
emporte tout, s'est arrêtée

d'un coup. Le soleil, timide,
panse les blessures de la terre
et y ménage une baie singulière

d'où surnagent, inutiles, bancs
et tables, pour un festin à jamais
reporté. J'aime t'y imaginer, voguant,

lentement, sur un gondolys de sève
tendre, pour m'inviter, entre terre
et mer, à me dépouiller de  mes habits

anciens pour m'attabler, heureux mais
frissonnant, sur le formica vermillon où 
nous déjeunerons, ensemble, sur le pouce.


En lettres bleues

L'amour s'est dévoilé, à l'improviste,
à l'encre bleue italique, sur le bras
gauche d'un chanteur en sueur orange.

Et mon regard quitte aussitôt les 
veines du cou, prêtes à éclater sous
le riff, pour voguer sur les méandres

d'un prénom, «Fanny». Je n'écoute plus,
je ne regarde plus, je m'interroge.
Qui est cette muse qui a subjugué un

saltimbanque anarchiste jusqu'à inscrire
de son cœur les lettres à l'encre bleue ?
Je n'en saurai rien. La scène s'est vidée.



mercredi 24 octobre 2018

Un couple

à F. et V., en un clin d'œil

Je ne les connais pas beaucoup,
et depuis si peu. On les dit
sur la côte atlantique or voici

des photos d'alpages sous mes yeux.
Ils tracent la route, non par égoïsme
ou par coquetterie mais par curiosité

ou pour les copains. Ou les copains des
copains. Ou parce qu'on leur a dit qu'on
souffrait non loin et qu'on avait besoin

d'eux. Des saltimbanques ? Pourquoi pas ?
Le mot leur irait comme un gant et je les
vois sautant de banc en banc comme ils vont

de bar en bar, prêts à servir la cartagène
ou à planter des cornichons dans le pâté
comme des banderilles de lumière dans un

toro de fuego. Un homme et une femme. Une 
parole lente, l'autre rapide. Mais un même
sourire qui sait apaiser les douleurs.

Les deux cousines

Quatre mois les séparent, et plus de mille kilomètres.
Délaissant les express, mornes et enfumés, elles aiment
s'appeler à l'occasion, à l'improviste. Il n'est alors

plus de temps ni d'espace ; elles retrouvent les accords
de l'enfance, ses dissonances aussi. Deux heures ne sont
pas de trop. Les dissimulant aux yeux des autres, les mots

assemblés en flux inextinguible ou ciselés par les silences
les dépouillent, chacune aux yeux de l'autre. Ecce mulier.
Seraient-elles tout-à-fait elles, sans ce charmant devis ?

Salle du Peuple

L'eau s'est arrêtée.
Des notes l'ont supplantée.
Et l'Aude sourit.

D'un vol

Le vol est vil.
Brutal ou matois,
il désempare

la vieille dame,
de retour du marché
ou le jeune homme

fier du bolide rouge
acheté à tempérament
sur plus de quatre ans.

Mais que penser du vol
d'une dizaine de ruches
découvert au matin, dans

la confiance du réveil ?
Chacune d'elle est un monde
bâti, élevé et animé avec

patience, constance, amour.
De l'art ancien et exigeant
de l'apiculture, je ne sais

rien. Ou si peu. Je ne connais
pas cet apiculteur, ravagé par
la peine et des sentiments mauvais, 

mais je sais que l'abeille melliflue,
si menacée dans son habitat, accompagne
l'homme depuis toujours et qu'elle

constitue le mince témoin que se tendent
les générations. Y toucher revient à nous
atteindre tous et chacun. Au plus profond.



Una veu / Une voix

a C. M., mestre en vins.

Una veu llunyana i càlida,
en una llengua que mos és 
comuna i tan distinta.

Deu minuts de conversa
culta i apassionada amb
es meus estudiants.

Paraules gravades i viscudes
lentament, devora sa finestra.
Bodegues, vins i vinyes verdes

vora tanques i còdols. Com és
possible que amb tan pocs mots
es mestre em revifa s'illa nostra?

***

Une voix lointaine et chaude,
dans une langue qui nous est
commune et si distincte.

Dix minutes de conversation
cultivée et passionnée avec
mes étudiants.

Des mots enregistrés et vécus
lentement, contre la fenêtre.
Caves, vins et vignes vertes

près des clôtures et des pierres.
Comment se peut-il, qu'avec si peu 
de mots, le maître me ressuscite notre île ?

L'audace salie

à mes amis Pons, Ponç et Joan,
veilleurs infatigables.

On me croit audacieux, je ne le suis pas.
Je porte en moi, depuis l'adolescence,
un mot à consonance d'oiseau, «audax».

L'audacieux, cynique et triomphant,
à la fois répugnant et secrètement envié.
Il dort entre les pages de mon Gaffiot,

dont il ne sort que quand me prend la folie
d'en renifler le texte. Alors Cicéron, d'un
bond, me rappelle combien ma langue est pauvre

et bien peu audacieuse. Mais quand j'apprends
que l'un de ces hôtels qui dénaturent mon île,
à Cala Galdana, s'appelle «Artiem Audax»,

alors mon sang ne fait qu'un tour et je songe,
nostalgique, au temps où elle s'appelait Nura,
du feu sacré de ses Phéniciens navigateurs.



Matinée nocturnale

Le jour tarde à se lever,
derrière la baie écarquillée.
Le verre est froid et les

rares passants marchent vite,
cois. Je n'entends pas leurs
pas, pas plus que je ne les

attends. Le sol serait-il plus
cher que le soleil, comme me
le glisse un poète découvert 

tard en un quatrain qui serait
d'octosyllabes en marelle, n'était
le premier, tronqué de deux pieds ?

«[Belle] Matinée nocturnale» ?
Je pensais à cette enseignante
hallucinée qui faisait compléter

à ses étudiants, de Virgile, les vers
inachevés. Mais l'amertume n'est pas
mon fort et je cherche le soleil en

multipliant de humbles occupations :
plats à rincer, voiture à nettoyer
et un meuble de ver(re)s à monter.




mardi 23 octobre 2018

Sage folie (bis)

Tes cuisses disjointes,
je m'approche et te hume,
l'éventail est jonque.

Sage folie

Sage folie, douce folie.
Mes mains, patientes et
attentionnées, massent

ton mollet droit que le jour
avait froissé. Nulle parole.
Courbé vers toi, je masse

le muscle, comme qui pétrit
longuement le pain avant de
l'enfourner. Distance proche.

Union des peaux. L'huile de
massage emplit les sillons
de mes doigts et s'imprime

sur ta peau si fine. Soudain,
mes mains m'abandonnent et,
se détachant du poignet grêle,

elles se mettent à danser comme
oscillent en cadence les ailes
d'un papillon amoureux. Reflets

moirés. Brillant du mat. Le silence
s'émaille de mille sons et les cloches
tintent, sonnailles et bourdons.

On bat la campagne et le peuple accourt.
Tu ne sens plus ton mollet et m'invites
à ton côté, folie sage, folie douce.

lundi 22 octobre 2018

Faïence

Des assiettes si creuses que la main,
en quête de passé, s'y égare et tarde 
à revenir. Faïence vernissée

qui accroche un peu la pulpe des doigts. 
Motifs de couleurs, sur qui le temps n'a 
pas de prise. Terre cuite et froide, 

nostalgique du passé et de la lointaine 
Tunisie. Je ferme les yeux et crois déjà 
deviner les senteurs du bouillon épicé, 

le grain sous la langue et le mouton qui
m'emplit la bouche des vies que je n'ai
pas vécues et qui m'obsèdent à présent.

Le secret

De Polichinelle, je refuse
le faste et les froufrous,

le secret que je veux est
en creux ombreux. De l'oreille

que l'on mordille à la commissure
que l'on clôt de la langue effilée.

Le secret est chaleur au creux de la
poitrine, en bouffées délicieuses.

Il n'a pas d'âge mais gagne à vieillir.
On le croît disparu alors qu'il couve

sous la braise. Il a sa langue et toutes
ses inflexions. Ravissement des yeux qui

clignent dans l'absence. Malgré elle, grâce
à elle. Un mot suffit, anodin, et le cou bat

un peu plus vite, à l'unisson de qui semble

si loin. Secret sucré, secret salé, secret 
iodé. La mer dans tes yeux qui se mouillent.

samedi 20 octobre 2018

Nostalgie

La nostalgie du suicide...
Je lis Moro et je doute.
De ses vers, je veux l'écoute,
pour vêtir mes vers trop vides.

Inversons donc le passé.
Courons à rebours, osons.
La routine est un poison
que j'aspire à effacer.

Le train file vers l'orient
et néglige l'occident.
Lire, lire avant d'écrire,
puis brûler toute la cire.

Et en sept tout petits pieds,
rimés, me mirer, m'épier
avant que de me plonger
dans l'onde sans y songer.

vendredi 19 octobre 2018

Un crocus

Les lamelles de bois craquent sous les pas,
comme un vieux parquet japonais dans le vent.

Je m'arrête et les suspends. Au beau milieu,
ingravide, s'est posé un papillon mauve au cœur

d’amarante et d'abricot. Je me penche, ses ailes
demeurent impavides, à peine froncées par la brise

marine. Nul ver soyeux ne donna cette corolle, 
elle jaillit un soir d'octobre d'une graine perdue 

au beau milieu du large mikado. On dit que, rôti,
son pistil embaume et, perdant sa fureur, citronne

son envie jusqu'à en jaunir les grains bombés du riz
rond. C'est à voir. Ce que je ne ferai. Je suis passé.


S'évaporer

Ne me parle pas de sublimation,
la mort viendra en son temps
avec son décorum et son silence.

Parle-moi plutôt d'évaporation.
L'automne est chaud qui bout de
part et d'autre de la vitre de

l'autorail. Brisons-en la factice
frontière et mêlons nos vapeurs
légères. Parfum mêlé de nos souffles

et de nos corps qui s'aiment et battent.
S'évaporer en conscience, n'est-ce pas
des oiseaux retrouver le vol ancien ?

mardi 16 octobre 2018

Phare

Rayé de blanc et de noir,
on le trouve aux confins 
d'un paysage lunaire,

là où le gris le cède à
la couleur écumante.
Une porte de bois en ferme

l'austère entrée et ses fenêtres
sont aveugles. On dit qu'il fut
construit pour décourager l'âpreté

des naufrageurs qui allumaient
des feux pour tromper les marins
et leur faire rapine. Il n'en a cure.

Son faisceau, désormais sans gardien,
à la bouffarde culottée, tourne sans
le moindre scrupule et, au bas,

non loin, entre gris et couleur, tes
cheveux bouclent au vent, cap au sud-
est où vécurent tes ancêtres, sans phare.


Silence des gradins

Du bois clair et des courbes,
des marches larges et douces.
Nulle trace de pas ni de main.

L'amphithéâtre ignore la nuit,
les étoiles et le vent froid.
Le ciel pèse comme une soucoupe

stagnante, grise, cuirassée. Nul
bruit ne filtrera qui pourrait
parasiter la voix de l'oratrice.

Sur la scène de ce curieux théâtre,
un écran, lui aussi muet. Le temps
ne semble pas avoir de prise...

Et pourtant. Au dehors, ce sont les
ultimes préparatifs. Chrysalide d'un
jour, une société mue et son discours

se façonne sur l'écran blanc des nuits
de silence et de veille. Nul artifice.
Un souffle, une démarche : la vie...


lundi 15 octobre 2018

Demana'm / Demande-moi

Demana'm qualque cosa,
no pas qualsevol. Una engruna
de delit, un espurna de desig.

Una coseta que ni tan sols sabries
definir. Mou ses teus llavis, no parlis.
Endivinaré el sentit delejat pel teu alè,

estimada fada, funàmbula de ses meves nits
sense son, devora sa costa blava on naveguen
barques petites i pesquen es nostres infants.

***

Demande-moi quelque chose,
mais pas n'importe quoi. Une miette
de délice, une étincelle de désir.

Une petite chose que tu ne saurais même pas 
définir. Remue tes lèvres, ne parle pas.
Je devinerai à ton souffle le sens pieusement désiré,

chère fée, funambule de mes nuits
sans sommeil, le long de la côte bleue où voguent
de petites barques et où pêchent nos enfants.

Langueur de l'onde

Clapotis de l'entre-deux, entre deux mondes,
entre deux saisons. Orient, occident ; levant,
couchant. Tu te couches et tes chevilles

baignent et se dévoilent, tu fermes les yeux et,
peu à peu, le ressac te berce et t'endort.
Douceur de l'onde. Langueur. Comme les mains

de l'amant qui te délassent quand la nuit se fait,
longtemps après le soir, et que le dais de bois
sombre fait de toi une reine pour quelques heures.

Clapotis de l'entre-deux, entre deux mondes,
entre cœur et raison. Passion, penchant : le vent,
ta bouche. Tu te lèves et l'eau frissonne.

Ara t'escric / Je t'écris maintenant

Ara t'escric, que no em pots llegir ni escoltar.
La nit és freda i t'has embolicat en la funda
blanca. Estàs dormint i somiant, potser, suposo.

De mi, ja no saps res. T'hauré d'inventar un rostre
viu i una llengua nova, descoberta a la terrassa d'un
port petit quan el batlle t'anà a saludar.

Inflexions salines, pedretes pel camí. Iode per tot
arreu. Si sabessis quant m'agrada escriure't de bon
matí quan encara dorms i m'has perdut la cara.

***

Je t'écris maintenant, car tu ne peux me lire ni m'écouter.

La nuit est froide et tu t'es enroulée dans la couette
blanche. Tu dors et tu rêves, peut-être, supposé-je.

De moi, tu ne sais plus rien. Je devrai t'inventer un visage

vif et une langue neuve, découverte à la terrasse d'un
petit port quand le maire vint te saluer.

Inflexions salines, petits cailloux sur le chemin. De l'iode

par tout. Si tu savais comme j'aime t'écrire tôt le matin
quand tu dors encore et as perdu mon visage.

Tes doigts avaient glissé

Tes doigts avaient glissé, dans la nuit,
t'ouvrant à la mer en pêche hauturière.

Le rêve allant, tu traçais des chemins que
des mains, dans ton dos, avaient ouverts 

naguère. Le souffle retenu, la houle t'avait
surprise et le chalutier donnait de la gîte.

Les feux suspendus au-dessus de la cale vacillaient
et tu craignais la nuit noire, d'iode et de froideur.

Le plaisir te surprit comme viennent les Antilles.
Tu te rendormis enfin, les feux devenus des guirlandes.

Tu ne m'en dis rien mais ton sourire d'yeux plus que
de lèvres m'en apprit tant que je le couchai sur papier.

De la langue seconde à la langue tierce

à la mémoire de C.M., à G.H, aussi.

Tu le découvres, une photo au bord de l'eau.
Chaleur du sépia qui fait entrer le lieu dans
la fiction. De lui, tu ne sais rien. Une amie

t'a prêté des liasses de poèmes en une poignée
de zéros et de uns. En français, tous ou presque.
Langue seconde pour lui et qui te colle à la peau

par son élégance et par sa plastique. Et il te vient
l'idée et l'envie de la langue tierce, cette langue
seconde pour toi. Le traduire, le transporter d'un

rivage vers une île. Les mots grincent et résistent.
On dirait de vieux bahuts. Parfois les portes s'ouvrent
brusquement et ça sent les épices, la poix et la liqueur.

D'autres fois, les charnières t'entrent dans les mains,
tes jointures souffrent et s'imbibent de lymphe.
Qu'importe. Tu y parviendras. Un peu. Avant de cheminer.

samedi 13 octobre 2018

Ton front

Ton front sur la vitre :
tant de pensées qui m'échappent.
Délicieusement.

vendredi 12 octobre 2018

Comme un bateau de papier

Le souffle s'en est allé, sang glacé.
De lui ne restent que trois photos,
et un sourire forcé.

Le siècle s'est coupé en deux pour lui
faire répit. Et plus sûrs que papier plié
sur l'onde, ses mots à moi sont parvenus.

Sensualité inouïe du geste retenu après
l'étreinte. Une langue autre, adoptée
comme une peau seconde pour mieux glisser

dans l'eau, en brassées voluptueuses. 
Suffit-il de les proférer pour faire
corps et cœur avec ce passant des âmes ?

Au terme de la course

à Lionel, phoète.

Au terme de la course, est le café
au soleil, la halte nécessaire, le bock
glacé dans le cliquetis des dominos.

Et à l'intérieur, le client harassé
d'attendre et qui part au moment même
où, par une autre porte, les amis entrent,

porteurs des dernières nouvelles du quartier.
Nulle télévision ; le fil pend inerte de la radio,
oubliée dans un coin. Les verres à pied sont petits

et clairs. Le rubis du rosé lutte entre leurs parois
pour sortir au plus vite. Les habitués sont plus rapides
et déjà s'essuient les lèvres après avoir claqué vivement

de la langue. Cinq heures approchent, l'heure où, non loin
sécheront les lettres de sang sur le papier rayé au crayon,
les enfants sortent de l'école et la course, soudain, reprend.


Sur un vers de César Moro

À peine la rumeur de la mer s'est-elle tue
que déjà crépitent les télex dans la salle basse.

Ballets de visières en carton cachant les épaisses
lunettes. L'encre est grasse et l'on déficelle les plombs.

Le papier, assoiffé, ne cesse de se dévider, inconscient.
Au terme de sa course est le massicot guillotin et la chute

d'un alpiniste au fond d'une crevasse est brusquement rejetée
à la page suivante. Les heures tournent. Noircissent les mains

et les visières. Dûment coupées, assemblées, pliées, les feuilles
se reficellent en feuillard. Ils vont dormir. Épuisé, je me lève.

La mer n'y pouvait rien

La mer n'y pouvait rien.
Elle nous tournait déjà le dos.
Nous avions roulé sur le sable

et nos corps se délassaient du
plaisir soudain. Alors tes doigts
se prirent au filet des algues

brunes qui séchaient. Tu te sentis
emprisonnée ; d'une caresse rapide,
je te libérai et nous roulâmes.

Encore. Le soleil avait disparu
derrière les dunes et l'ombre
s'endeuillait. La faim nous prit.

Nous étions seuls au monde, les 
vendeurs ambulants avaient déserté 
la grève ; nous nous mangeâmes de

baisers. Le soir avait goût de sang
et de salive. Nous nous endormîmes.
Au matin, la mer s'en était allée.

Trousse

Palimpseste beige
et dessins d'enfants au feutre.
Le père sourit.

Je pense ton visage

Je n'y pense pas, je le pense,
je le façonne dans l'absence.
Le bout des doigts dans la glaise.

Tiédeur des premiers baisers, long
tremblement de désir tout contre
la fontaine, sur l'esplanade,

soleil volé. L'absence est morose
et la langue est si pauvre. Alors,
je choisis de te penser. Puis de

te parler. Non pas de converser 
avec toi, mais de faire de ton corps
une langue neuve et belle où chaque

inflexion a le tremblement de ta peau
quand le matin tarde et que la froideur
soudaine du lit te conduit, enchiffonnée,

à remonter un peu le drap, aussi blanc
que la nappe qui unit les convives d'une
improbable noce. Te penser, te parler,

t'étreindre alors que tu es encore si loin.
Le beau programme me suffit. Déjà l'express
chauffe et vers ta pensée doucement me conduit.

Moro

D'un corps supplicié, abandonné
au fond d'un coffre, tu remplaces
le prénom par celui d'un empereur.

Délices de la découverte d'une plume
neuve, trempée dans l'huile de lin.
Étincelle première. Inquiétude,

aussi. La vie précocement ôtée, trois
ans avant ta naissance et l'œuvre
inlassable de l'ami qui traque bouts

et manuscrits en un hommage sans fin.
Entre deux langues, le gondolier perce
la vase de sa longue perche et la barque

avance, chargée de mots et de couleurs.
Un poète est né à tes yeux fatigués et
sa lecture déjà t'est nécessaire.

Écritures

à José Luís Guerín

L'homme parle au loin, devant un écran gris.
Sa voix, chaude, trébuche parfois sur un mot
saugrenu dans sa langue seconde.

La salle, attentive, n'est plus qu'un cliquetis
qui tranche avec les nuques patiemment courbées.
Sur ma droite, une main gauche court toute en 

rondeur sur un mince carnet. Vagues bleues, de 
ligne en ligne, pareille à cette mer qui nourrit
chichement le quartier chinois. Des impressions

notées, je ne saurai rien. Tout juste apprendrai-je
dans le pétillement d'un regard que le réel peut être 
beaucoup plus généreux chez un orateur qui fait son cinéma.

mercredi 10 octobre 2018

Un rectangle de plastique

à une inconnue.

Les ans avaient passé, la photo s'était usée
sous les doigts et tant de regards absents.

D'un geste machinal, il la tirait de son étui
de veau souple pour ouvrir la porte aux étudiants
ses semblables jusqu'au jour où il s'aperçut

qu'elle n'était plus là. Pas fidèle pour deux sous,
il s'en fit refaire une neuve, à la photo récente,
et à la blancheur sans égale. Il l'oublia. Jusqu'à

ce qu'une demoiselle, se réclamant d'une géographe 
de ses amies, le joigne et lui annonce qu'elle avait
retrouvé sa carte et que cette dernière, pour tuer

le temps, voyageait tout son saoul, ce qu'elle avait 
bien peu fait en sept ans de vie commune. Il remercia
le demoiselle et décida de laisser à la carte émérite

bien plus que quelques heures. Délaissant tout autant la 
nouvelle, il posa son sac et se mit à jouer à la marelle.

samedi 6 octobre 2018

De vins i embotits / À propos de vins et de charcuterie

No els veig ni els oloro,
aquest vins i embotits
de l'illa estimada.

Escric als qui els elaboren,
un dissabte al matí, mentre
les caves romanen a les fosques.

Poder de la paraula que espera
ser llegida, en una llengua que
és com un vaixell sobre el mar.

***

Je ne les vois ni ne les sens
ces vins et cette charcuterie
de mon île aimée.

J'écris à ceux qui les élaborent,
un samedi matin, cependant que
les caves demeurent dans le noir.

Pouvoir de la parole qui attend
d'être lue, dans une langue qui
est comme un navire sur la mer.

vendredi 5 octobre 2018

Cansat i despert / Fatigué et éveillé

Estic cansat d'aquest
món de foscor,
de les nits sense tu,

mon amour. Cansat
i despert quan, per fi,
surto a la llum del dia

I ens imagino pels afores
de la ciutat fins al crepuscle,
xerrant de les espines sucoses

del roig pudent de guineu que se'ns
apropa quan els homes deixen
els immobles cecs i se'n tornen

a les cases sordes d'una ruralitat
pobrement dissenyada. Aleshores
deixo de somiar i arribes.

***
Je suis fatigué de ce
monde des ombres,
des nuits sans toi,

mon amour. Fatigué et
éveillé quand, enfin,
je sors dans la lumière du jour

Et je nous imagine à l'extérieur
de la ville jusqu'au crépuscule,
bavardant des épines juteuses

du rouge puant de renard qui de nous
s'approche quand les hommes laissent
les immeubles aveugles et reviennent

dans les maisons sourdes d'une ruralité
pauvrement dessinée. C'est alors
que je cesse de rêver et que tu arrives.