Contre Michel Bourret
Le froid hiver du nord méritait un été
et un train partait de France vers les terres lointaines
d'une ville plus chaude, comme d'un autre pays.
Pépé venait me recevoir dans cette ville esseulée
et le premier jour il me menait quadriller Perpignan :
j'étais l'aîné de ses petits-fils, l'héritier d'une île exotique.
De me promener à côté de lui donnait une importance inouïe
aux neuf ans que je taisais : il saluait des gens
et leur expliquait qui j'étais avec un orgueil affiché.
Il me montra le palais des rois de Barcelone
et me dit, convaincu : «Nous y irons ensemble l'année prochaine,
je te conduirai sur les Ramblas, tu verras des gens importants.»
Mais de la promesse il ne se souvint point.
Chaque mois de juillet, j'y allais, et il m'expliquait des histoires,
il me montrait les dessins et les céramiques de l'un de mes oncles.
À douze ans, je voulais taquiner la gloire
et au bout de tant d'années je connais encore mon premier vers :
«Le gant de la sirène était empreint d'algues.»
Mon grand-oncle écrivait, et il chanta ce qui se perd :
sur le sable chaud d'une plage lointaine
un pan de ciel bleu - dont j'ignore également où il se trouve.
J'entendais parfois sa façon de discuter avec ma mère
dans une langue inconnue, que je ne savais dire,
mais je la comprenais et mon cœur la parlait.
Maintenant que je la connais, je n'ai pas de parents, d'amis,
de voisins qui la connaissent : elle vit muette en lettres d'or
et en souvenir d'un dialogue qui me vient de très loin.
Après avoir survécu à un fils et vu la Dame blanche,
je sais que nous nous sauvons dans les mots, que reviennent les disparus,
les "je" que l'on a oubliés et les liens d'une terre.
Frère et sœur vivaient ensemble et elle perdit la raison,
une fois mort le grand-oncle, elle trouva une consolation
à sa douleur, sa jalousie, sa rage, sa colère ou bien la solitude.
Elle ramassa ses papiers, et sans nulle raison,
elle fit des confettis minuscules de tous ses écrits,
les lettres, les articles, et un livre encore inédit
de Gumersind Gomila : La mort de chaque nuit.
Jordi Julià, "Gent forastera",Montblanc : ed. Igitur, 2012, p. 88-89,
trad du catalan par M. Bourret Guasteví.